Le charme disruptif de la carte postale
L’un des intérêts intellectuels que nous offre cette époque d’effervescence numérique est de nous permettre de regarder le passé différemment. De relire notamment, à la lumière des innovations présentes, les innovations passées et de (re)découvrir ce qu’elles pouvaient finalement avoir de révolutionnaire.
Surtout celles qui ne semblent pas a priori les plus spectaculaires.
Comme la carte postale.
Car la carte postale —support suranné par excellence —fut en réalité hautement innovante, préfiguratrice en bien des points de notre ère des réseaux sociaux.
Mieux, la carte postale fut disruptive. Pas seulement parce qu’elle apportait indéniablement du neuf dans la manière de correspondre (de “communiquer” dirions-nous aujourd’hui), mais surtout parce qu’elle fut l’objet de discussions et de polémiques sur sa superficialité. Ce fut un média clivant. Avec des débats qui ressemblent à ceux actuels sur la nature de nos réseaux sociaux.
Disruptive, la carte postale le fut aussi en tant qu’innovation qui s’imposa très rapidement — contrairement au téléphone, par exemple, qui fut inventé à peu près à la même période mais qui mit plusieurs décennies à s’imposer comme moyen de communication. Dès leur apparition en 1869, les premières cartes postales, fournies par le gouvernement aux débuts de l’Empire austro-hongrois, dans le but de fluidifier les correspondances commerciales entre les Etats, devinrent un best-seller. Par leur diffusion dans l’Europe entière, elles amplifièrent la dynamique déjà à l’œuvre dans les échanges postaux avec des atouts évidents : pas chère, bénéficiant d’une norme et pratique (prépayée voire pré-remplie avec un message parfois).
Dès sa naissance, la carte postale devint un outil global tissant sa toile à l’échelle du globe, en préfiguration là aussi de la mondialisation du réseau numérique. Aidée par une évolution rapide de ses fonctionnalités comme nos applications d’aujourd’hui : une ergonomie optimale grâce à un verso séparé en deux pour encourager l’utilisateur à être bref et à bien inscrire l’adresse du destinataire dans le cadre adéquat ; et une dimension ludique ou statutaire au recto qui en fit un support idéal à l’ère de l’image avec une illustration ou une photo.
Un vecteur de communication de masse interactif était né, porteur d’un nouveau mode d’expression.
Car la carte postale s’inscrivit alors en rupture avec la confidentialité qui était jusque-là la règle dans les correspondances postales sous le « sceau » du secret — le sceau en cire ou plus tard le simple rabat adhésif de l’enveloppe. Elle consacra un nouveau type de relation épistolaire, préfiguration parfaite des réseaux sociaux : à la fois plus ouverte et plus superficielle.
Comme le « like » de Facebook , la carte postale a plus vocation à signaler qu’à informer. Avec sa phrase proverbiale « Bons baisers de… » qui permettait notamment de dire à une personne — avec une économie de moyens normée et sans entrer dans les détails intimes d’une lettre sous enveloppe — que l’on pensait à elle. Ce que Roman Jakobson désignera sous la fonction phatique du langage, à savoir un message qui a simplement comme fonction d’établir ou maintenir le contact ou signaler une présence.
Avec, à la manière des réseaux sociaux, un espace d’expression personnel par le choix de l’illustration qui se prête autant aux jeux d’esthétisation ou de statut — comme sur Instagram — ou d’humour ou de décalage — comme avec un GIF, ces images animées que l’on s’échange sur Internet.
Pas étonnant, donc, que la carte postale soit devenue dans la deuxième moitié du vingtième siècle un des symboles-clefs du tourisme de masse, comme signal de géolocalisation avant l’heure. Et tout aussi logique que son utilité s’en trouve aujourd’hui affectée puisqu’il suffit de poster ses photos sur les réseaux sociaux pour signaler à tous sans effort son lieu de vacances.
Or, précisément, comme il est devenu commun et impersonnel de communiquer sur les réseaux sociaux, peut-être ne sommes-nous pas à l’abri d’assister à un retour en grâce de la carte postale ?
Pas comme support nostalgique, mais comme une réinvention, à l’image du vinyle ou de la photo argentique, à la faveur de ce que nous avons appelé l’analogique 2.0.
Portée par quelque start-up, la carte postale pourrait alors renouer avec son destin disruptif : incarner dans un univers numérisé et standardisé, un outil de communication — selon les termes du moment— : «one to one», «sensoriel» ou «expérientiel».¶