Le “like” ou la 8ème fonction du langage
En créant le “like”, Facebook a donné naissance à un idiome universel. Partagé par plus de 2 milliards d’utilisateurs et au-delà, c’est en réalité un quiproquo universel…

Roman Jakobson, un linguiste russe, a identifié en 1963 dans ses Essais de linguistique générale (Minuit), six fonctions du langage.
La fonction émotive, mettant l’accent sur les sentiments ou les émotions de l’émetteur. (“J’adore”) ; la fonction impressive qui implique le destinataire (“Dépêche toi !”) ; la fonction référentielle qui met au cœur du message une information (“Vous êtes sur Medium”) ; la fonction phatique qui consiste à vérifier que le contact a bien lieu ou que la communication n’a pas été interrompue (“Allô”) ; la fonction métalinguistique qui questionne le langage lui-même (“Quel est le synonyme de…?”) ; et enfin la fonction poétique où la valeur rythmique, sonore ou visuelle du message devient aussi importante que son contenu (pêle-mêle, la poésie, les onomatopées, les slogans publicitaires ou les jeux de mots).
En 2015, Laurent Binet pour son roman La Septième Fonction du langage (Grasset), une uchronie jubilatoire autour de la mort de Roland Barthes, en invente — ou en décèle — une septième, dont nous laissons à ceux qui n’auraient pas encore lu le roman le soin d’en découvrir la nature.
Aujourd’hui, nous devons en ajouter une huitième que Jakobson aurait été bien en mal d’identifier puisqu’elle émerge de nos pratiques numériques : celle portée par le like de Facebook.
Oui ce petit artefact au pouce levé, inventé par Justin Rosenstein alors ingénieur chez Facebook, en 2009, devenu un idiome en soi.
La logique voudrait que l’on range le like dans la fonction émotive puisqu’il a été pensé pour signifier « j’aime ».
Or, pour qui a pratiqué le réseau social — et c’est la même chose pour les cœurs de Twitter ou d’Instagram ou le like de LinkedIn ou de YouTube, des copycats du like facebookien — c’est une évidence : le like dit presque toujours autre chose.
Il est détourné de sa fonction première — comme, en son temps, le téléphone qui, rappelons-le, était censé servir à écouter l’opéra de chez soi.
I l peut n’être a minima qu’un simple signe de reconnaissance, un « j’ai vu », d’un usage phatique donc, pour signaler à son interlocuteur que l’on a pris connaissance de son statut ; n’être utilisé que par pure politesse ou par flagornerie à l’égard de l’émetteur du statut ; être une mise en avant de soi pour donner à voir sa générosité, son humour (n’oublions pas que dans « réseau social », il y a « social » avec tout le jeu que cela implique)… Nicolas Delesalle s’est amusé dans un article hilarant paru dans Télérama à recenser 16 significations différentes du like. Liste non exhaustive, précise-t-il.
A cette polysémie déjà étourdissante, s’ajoute une ambiguïté contextuelle qui rend le like encore plus indéchiffrable. Porte-t-il sur le contenu du statut (un article ou une photo) ? Sur le commentaire qui en est fait ? Sur le titre seul de l’article (que l’on a pris le temps de lire in extenso évidemment) ? Sur la forme du statut lui-même ? Ou est-il simplement destiné à l’émetteur du message en signe d’empathie ?
Pour rendre les choses encore plus inextricables, le like, en tant que monnaie d’échange sur les réseaux, n’a absolument pas la même valeur suivant les personnes. Une devise au taux de change indécidable. Certains le distribuent généreusement à tout va (les «serial likers») alors que d’autres, adeptes de l’épargne, en sont avares comme s’ils livraient une partie d’eux-mêmes ; il y a ceux aussi qui préfèrent rester simples spectateurs sans laisser aucune trace de leur passage sur le réseau social.
Bref, le like n’est un “like” que par accident. En cumulant l’univocité d’une signalétique avec son pouce (comme le signal « stop » ou le « sens interdit »), la polysémie propre au langage et un indéterminé contextuel, il porte en lui, l’essence même du quiproquo. La huitième fonction qu’il incarne est la fonction régressive. Celle d’être un infra-langage, un symbole vidé de son sens à force d’en endosser une multitude.
Et par conséquence d’être réduit à n’être qu’un simple stimulus déguisé en signe.
D’ailleurs, du like ce n’est plus sa valeur littérale, mais sa valeur numérique qui importe. Que ce soit pour chaque membre du réseau social qui comptabilise le nombre de stimuli obtenus, édifiant sa cathédrale égotiste. Mais surtout pour le réseau social lui-même comme « donnée » pour nourrir le fameux algorithme qui sélectionnera ce que l’on aime sur la foi — aveugle donc — de nos likes. Et devenir un maillon de la chaîne de valeur auprès des annonceurs.
L e like se faufile un peu comme une fake news au cœur de l’algorithme et du profilage : une donnée truquée ou floue à qui l’on accorde du crédit. De quoi éveiller des doutes sur la prétendue puissance prédictive que l’on prête à cet algorithme qui s’en nourrit et au profilage vendu aux annonceurs. Qui sonderait, nous dit-on, précisément ce que l’on aime sur l’analyse ultrapointue de nos interactions. Mais en prenant un like pour argent comptant — c’est-à-dire pour un «like». Une machinerie ultra sophistiquée de data-mining mais qui part d’un matériau très peu fiable.
Reste que Facebook a réussi à créer avec le like ce que d’autres n’ont fait que rêver durant des siècles : une forme de langue universelle. Partagée par plus de 2 milliards d’utilisateurs et au-delà.
Un quiproquo universel, notre espéranto déceptif.¶
Tribune publiée dans le magazine Trends Tendances du 22 mars 2018
