Être unique, c’est surcoté

Et si l’unicité tant louée en Art et tant vendue dans nos livres de développement personnel n’était qu’un leurre ? Un legs de nos illusions romantiques ? La preuve par 5 avec la “Shot Marilyn” de Warhol adjugée à 195 Millions de dollars chez Christie’s…

Paul Vacca
4 min readMay 17, 2022

Être une pièce unique en matière d’art semble être un prérequis pour affoler les compteurs. Si l’on vient du monde entier pour voir la Joconde, c’est parce qu’il n’y en a qu’une. De même que Fontaine, l’urinoir de Marcel Duchamp ou Carré blanc sur fond blanc, le monochrome suprématiste de Malevitch, sont uniques. L’Art est en grande partie une question d’unicité, d’ipséité ; le reste est, au mieux, de l’artisanat.

Ce lundi 9 mai chez Christie’s à New York, un tableau d’Andy Warhol représentant Marilyn Monroe a été mis aux enchères. L’argumentaire évoquait un tableau qui “transcende le genre du portrait, au summum de l’art du XXe siècle” qui mérite de figurer “aux côtés de La Naissance de Vénus de Botticelli, de La Joconde de Vinci et de La Demoiselle d’Avignon de Picasso: l’un des plus grands tableaux de tous les temps.”

Voilà qui est bien tourné pour un tableau qui n’a pourtant rien d’unique.

Car ce n’est pas déjà, au sens strict, une œuvre originale, mais la décalque d’une autre œuvre : la photo d’Henry Hathaway — jamais créditée par le pape du Pop Art— pour la promotion du film Niagara sorti en 1953. Mais ça, Warhol nous y avait déjà habitué avec Coca-Cola ou les boîtes de conserve Campbell Soup.

Il y a surtout que LA Marilyn de Warhol existe en réalité en 5 exemplaires.

Pourtant la toile a trouvé preneur à 195 millions de dollars éclipsant ainsi le dernier record pour un artiste américain (un Basquiat adjugé à 110,5 M$ en 2017) : le prix le plus élevé pour un artiste du XXème siècle, devant Picasso et juste derrière Léonard de Vinci pour les artistes de tous les temps.

Mais pourquoi diable un acheteur a-t-il déboursé 195 M$ pour un tableau qui existe en 5 exemplaires quasi identiques ? C’est fou, évidemment. Mais pas absurde, pour autant.

D’abord, parce que ce carré d’un mètre sur un mètre possède un narratif. Il appartient à la série « Shot Marilyn » appelée ainsi depuis que la performeuse Dorothy Podber invitée à la Factory, a vu les Marilyn et a demandé au maître des lieux : “Can I shoot them?”.

Warhol accepte se méprenant sur le sens de la demande de la performeuse qui sort, non pas un appareil photo, mais un colt et loge une balle dans la tempe de Marylin traversant les 4 toiles. (Warhol par la suite répara les dégâts).

Ensuite, parce que par rapport à d’autres sérigraphies de Warhol — comme les Mao tirées à 250 exemplaires — celle-ci est relativement rare.

Ensuite encore, car cette pièce possède un pedigree de premier ordre, étant passée entre les mains des plus grands collectionneurs, vendue à l’époque par Leo Castelli le galeriste new-yorkais ce qui lui confère un lignage exceptionnel, aristocratique.

Enfin, et surtout, parce qu’acquérir une œuvre qui n’est pas unique possède des avantages sur le plan financier. N’est-ce pas plus sûr que d’acheter 450 millions de dollars un Salvator Mundi, qui certes est unique, mais dont on ne sait même pas si c’est un authentique Vinci ?

Warhol avait non seulement compris les mécanismes de la célébrité, mais aussi subodoré ceux de la réassurance sur le marché de l’art. Acheter une œuvre unique, c’est se retrouver seul et s’exposer au risque. Un problème bien connu des gens de l’immobilier : un produit inclassable est souvent incasable.

Acquérir un tableau sur le marché ne se réduit pas à la possession de l’œuvre : c’est un laissez-passer inestimable pour faire partie de la communauté des esthètes fortunés qui se retrouve dans les foires d’art contemporain et les salles des ventes de Bâle, Miami ou Hong-Kong.

Alors peu importe qu’elle soit unique ou pas (pourvu que ce ne soit pas un faux). Car si le luxe s’inspire de l’art, la réciproque est tout aussi vraie : acheter une œuvre d’art aujourd’hui, comme un produit de luxe — un sac, une montre ou un yacht — c’est avant tout appartenir à un club. Entre les deux, n’existe parfois qu’une simple différence de zéros.

E t si finalement, c’était surtout l’unicité qui était surcotée ? N’est-elle pas finalement qu’une bulle : une simple vue de l’esprit ? Un reliquat de notre tropisme romantique ? Car, au fond, être unique n’a rien d’exceptionnel : tout est unique et rien ne l’est. Ah, l’unicité que l’on vend et que l’on vante à tout bout de champ jusque dans nos livres de développement personnel ou à longueur de statuts Linkedin !

« Rien n’est unique au point de ne pouvoir figurer dans une liste », remarquait Georges Perec, l’auteur de La Disparition. Ne serait-ce que dans la liste des choses qui se prétendent uniques.¶

Cette chronique non plus n’est pas unique : une première version a déjà été publiée dans le magazine Trends-Tendances du 11 mai 2022.

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Paul Vacca

Auteur. Chroniqueur pour Les Échos Week-end. Intervenant à l'Institut Français de la Mode (IFM Paris), à l’ISG Luxury Geneva (Suisse).