Éloge de l’ignorance

“Un con ça ose tout, c’est même à ça qu’on le reconnaît” disait Audiard. Et parfois cela peut être très précieux. De l’inestimable magie de l’effet Dunning-Kruger.

Paul Vacca
3 min readMay 10, 2022
Personnage en pleine confiance ayant atteint le stade de la “montagne de la stupidité” détecté par MM. Dunning et Kruger

C’est lui qui nous donne des ailes et nous transforme instantanément en experts. C’est lui, encore, qui nous fait croire que nous pouvons être de meilleurs ministres, sélectionneurs de football ou même joueurs de tennis que ceux qui sont en place. C’est lui, enfin, qui nous fait croire qu’on a réussi un examen alors qu’on l’a raté ou alors qu’on l’a raté alors qu’on l’a réussi. Lui, c’est l’effet Dunning-Kruger, appelé aussi « biais de sur-confiance » mettant en exergue le fait que l’ignorance produit souvent plus de sureté de soi que la connaissance.

Cette idée contre-intuitive a été confirmée par deux chercheurs en psychologie, David Dunning et David Kruger, qui en 1995 ont mené une étude auprès d’un panel d’étudiants de l’Université Cornell. Les personnes visiblement peu qualifiées sur un sujet avaient le sentiment d’être très compétentes alors qu’à l’inverse les plus expertes sur ledit sujet avaient tendance à douter de leurs propres connaissances.

Les deux chercheurs sont parvenus ainsi à modéliser le phénomène dans le temps par rapport à notre courbe d’apprentissage. Dès les premiers acquis sur un sujet notre confiance atteint des sommets ; c’est le premier stade dit de la « montagne de la stupidité ». Puis, à mesure que nous creusons le sujet, notre confiance s’effrite ; on traverse alors « la vallée de l’humilité ».

Ils ont réussi à mettre à nu le mécanisme de ce biais, moins paradoxal qu’il n’y paraît finalement : lorsque nous sommes ignorants sur une matière, nous ignorons précisément l’étendue de notre ignorance. Dès lors il est facile de se surestimer. Alors que celui qui est mieux renseigné a au contraire conscience de la vastitude du sujet et des limites subséquentes de sa propre connaissance.

C e biais constitue un outil idéal pour comprendre ce qui a motivé la génération spontanée « d’experts » à la faveur de la crise sanitaire sur les réseaux sociaux et dans nos bulles sociales respectives : la prolifération des fameux « je-ne-suis-pas-médecin-mais… ». Avec quelques petites notions en épidémiologie glanées ici ou là dans un océan d’ignorance, on pouvait sans peine passer — à nos propres yeux surtout — pour un expert.

Depuis, l’effet Dunning-Kruger s’est transformé pour certains en détecteur magique de “faux experts”. Mais, tout occupés à fustiger ce syndrome chez les autres, ceux-ci ne se rendent pas compte qu’ils en sont parfois les premières victimes.

Car assez ironiquement, ils font eux-mêmes preuve de cette sur-confiance et de cette ignorance qu’ils sont experts à détecter chez les autres.

Surconfiance car l’effet identifié par nos deux scientifiques ne prétend nullement statuer sur ce que serait ou pas la compétence ou l’expertise ; il s’attache à décrire notre sentiment de confiance par rapport à celle-ci.

Ignorance car ils ne perçoivent pas ce que cette « incompétence qui s’ignore » détectée par Dunning et Kruger peut également avoir de positif. A quoi ressemblerait un monde où seuls les “experts certifiés” (et par qui ? ) seraient habilités à parler ? Ce serait d’une uniformité et d’un ennui abyssal.

Et surtout, que deviendrait l’esprit d’entreprise, le goût du risque, le sens de l’innovation, la sérendipité sans l’excès de confiance dont l’ignorance est le moteur? Combien personnes qui ont réussi un défi reconnaissent qu’ils ne le referait plus “en connaissance de cause” ?

Alors, bien sûr, l’effet Dunning-Kruger, c’est le fameux « con qui ose tout » selon Michel Audiard. Mais c’est aussi l’énergie primesautière de l’inconscience qui sont à la base de nombreuses success stories qui ont mis en échec les pronostics des “experts en expertise”. Car c’est souvent en ignorant que c’était impossible, que certains y sont arrivés.¶

Cette tribune a initialement paru dans le magazine Trends-Tendances du 15 octobre 2020

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Paul Vacca

Auteur. Chroniqueur pour Les Échos Week-end. Intervenant à l'Institut Français de la Mode (IFM Paris), à l’ISG Luxury Geneva (Suisse).