Voie de garage

Pourquoi il faut déboulonner le mythe du “garage de la Silicon Valley”.

Paul Vacca
4 min readMay 1, 2021
2066 Crist Drive à Los Altos, le garage de la famille Jobs

S i vous vous rendez au 367 Addison Avenue à Palo Alto vous y verrez une plaque attestant que : « Ici est née la Silicon Valley ». Ici, c’est-à-dire dans ce garage un peu miteux où, en 1938, deux jeunes gens, William Hewlett et David Packard, construisirent leur premier oscillateur audio, le HP200A.

L’année suivante, ils en vendront huit aux studios Walt Disney pour assurer la sonorisation des salles de cinéma qui allaient projeter le premier grand film sorti en son stéréophonique, Fantasia.

Le point de départ d’une grande aventure pour le duo qui seuls depuis leur garage, à l’abri de tous les regards, conquerront le monde avec Hewlett-Packard.

Et donneront aussi naissance à une nouvelle dynastie d’entrepreneurs qui s’inscrivant dans leur sillage fonderont, depuis un garage également, Cisco, Intel, Microsoft, Apple etc.

Le seul problème, c’est que tout cela est faux.

S’il est parfaitement avéré que MM. Hewlett et Packard ont commercialisé les premiers oscillateurs audio dans ce garage, le prototype de cet oscillateur a en réalité été conçu dans les laboratoires de l’université de Stanford. Et loin d’être isolé dans la pénombre de leur garage, le duo — comme l’a reconnu plus tard David Packard — a largement bénéficié du savoir-faire des laboratoires d’ingénierie de pointe qui commençaient à essaimer dans la Valley.

De la même manière, Steve Wosniak reconnaîtra que le garage d’Apple est aussi une vue de l’esprit qui doit beaucoup au fameux « champ de distorsion de la réalité » de son associé d’alors, un certain Steve Jobs : dès les débuts d’Apple, le duo était lui aussi loin d’opérer en autarcie. Il a grandement bénéficié de l’écosystème de recherche des universités et des laboratoires du coin.

Reste que le garage de la Silicon Valley est devenu un mythe à part entière. Pas étonnant. Il incarne à la perfection cette vision du génial inventeur qui n’aurait besoin que d’un garage et d’un établi pour produire, dans le plus pur isolement de son génie, des innovations qui changent le monde. Ce mythe continue — avec ou sans garage — à irriguer les imaginaires de disruptions et de licornes de la nouvelle économie : celui du génie solitaire.

On dira que le mythe du garage est bien inoffensif et qu’il n’y pas grand mal à tordre légèrement le syntagme et à enjoliver le paradigme. Que celui qui n’a jamais enjolivé son CV leur jette la première pierre. C’est de bonne guerre.

Certes.

Mais si les mythes gardent toujours les mains propres et sont en tant que tels inoffensifs, ils constituent en seconde main le terreau sur lequel poussent des contrevérités. Une distorsion de la réalité qui elle crée des dommages.

La plaque commémorative devant le garage au 367 Addison Avenue à Palo Alto

Ainsi, c’est en écho à ce mythe, que le journaliste économique François Lenglet, notamment, a pu sortir tranquillement un iPhone de sa poche sur un plateau de télévision et affirmer que celui-ci existait sans un cent de l’Etat.

Une pure contrevérité.

Car comme l’a parfaitement démontré dès 2013 l’économiste Mariana Mazzucato et auteure de L’Etat entrepreneur (Fayard, 2020), pas moins de 14 technologies-clés de l’iPhone que l’on attribue à Apple ont été en réalité inventées par des agences gouvernementales, américaines pour la plupart.

Dont rien moins que l’écran tactile, les batteries, le système GPS, l’assistant vocal Siri…

Le problème de ce mythe n’est pas qu’il construise une vision héroïque des entrepreneurs — qui peut nier l’héroïsme entrepreneurial des Hewlett et Packard ou de Jobs ? — mais c’est qu’il le fasse en clamant leur autosuffisance au détriment de ce qui les a nourri : le savoir commun produit par l’Université et les structures publiques.

Le mythe du garage conduit de façon mécanique à mettre l’Université sur une voie de garage. En offrant un laissez-passer confortable pour le désengagement de l’Etat dans la recherche. Si un iPhone peut se faire tout seul à quoi bon investir dans la recherche et les savoirs sur les bancs de l’université ?

Déboulonner ce mythe — le debunker ou le déconstruire — comme s’y emploie Mariana Mazzucato constitue une œuvre salutaire : rendre à la collectivité et au savoir commun ce qui n’est pas seulement à quelques César.

Alors faut-il aussi déboulonner la plaque de Hewlett et Packard au 367 Addison Avenue comme c’est la mode actuellement ? Non, il convient juste d’apporter un rectificatif : « Ici est né le mythe du garage à la Silicon Valley ».¶

Chronique parue dans le magazine Trends-Tendances du 29 octobre 2020.

--

--

Paul Vacca

Auteur. Chroniqueur pour Les Échos Week-end. Intervenant à l'Institut Français de la Mode (IFM Paris), à l’ISG Luxury Geneva (Suisse).