Uber ou le capitalisme ubuesque

Paul Vacca
3 min readMay 20, 2019

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Tout laisse à penser que l’imminente introduction en bourse de Uber sera un succès. Elle promet d’être la plus fracassante depuis celle de Facebook portant la valorisation de l’entreprise de VTC à plus de 100 milliards de dollars.

Un sacre. Car la mise sur le marché d’une entreprise n’est pas autre chose qu’un referendum. Où au lieu de s’exprimer avec un bulletin, une population d’actionnaires va voter avec des dollars. C’est donc une certaine conception du capitalisme qui va être plébiscitée.

Mais quelle conception déjà ? De quoi Uber est-il le modèle, au juste ?

1. Uber, c’est d’abord une entreprise qui se contrefout de la rentabilité et qui le clame haut et fort. Elle a perdu la bagatelle de 2 milliards de dollars en 2018 et compte bien continuer. Avec pour mode de gestion, une chaîne de Ponzi comme l’a parfaitement analysé Amid Faljaoui dans les pages de votre magazine la semaine dernière. En clair, l’actionnaire va plébisciter un modèle qui se fout de lui.

2. Uber, c’est aussi une entreprise qui a totalement raté sa mission. Non seulement l’uberisation, ce pur fantasme de dégagisme, n’a pas eu lieu — les « vieux taxis » sont toujours là — mais elle a surtout échoué à produire la moindre alternative. La nouvelle mobilité qu’Uber était sensée incarner, plus fluide et plus ouverte, c’est du bullshit: aucune réduction à notre dépendance à l’achat de véhicules ou à la congestion dans les villes par la facilitation de l’accès à tous à la mobilité. Bien au contraire, le taux de motorisation aurait même augmenté dans les villes où Uber est présent. Dissuadant même certaines personnes — les plus aisées — d’emprunter les transports en commun et refusant toute concertation avec les villes qui les accueillent, considérées comme des terrains de jeu à piétiner et à exploiter comme bon lui semble. Comme, il le fait aujourd’hui en lâchant ses vélos électriques et bientôt ses trottinettes dans un espace public déjà saturé.

3. Uber, c’est également le promoteur d’un modèle économique — qui a fait beaucoup d’émules — appelé «économie du partage». Un « partage » totalement asymétrique évidemment : les dividendes aux actionnaires ; la précarité pour les chauffeurs. Certains ont pu évoquer des dérives de l’uberisation, mais c’est l’uberisation qui est en elle-même une dérive : elle produit structurellement des indépendants sous dépendance où les chauffeurs gagneraient en moyenne 10$ de l’heure une fois déduits leurs frais d’achat de véhicules. Et Uber a même récemment étendu son périmètre de prédation en embauchant/débauchant des mineurs via Uber Eats — leur service de livraison de repas en deux roues — qui comme l’a révélé Libération cette semaine attirait les jeunes vers une déscolarisation inquiétante.

4. Uber, c’est aussi le symbole développant en interne une culture start-up machiste et brutale, faite de harcèlement et de mépris, notamment sous l’ère de son « toxic boss » Travis Kalanick. Celui-ci ayant dû se démettre de ses fonctions de CEO en 2017 sous la pression des actionnaires qui ont alors nommé Dara Khosrowsashi pour une mission de ripolinage éthique. Kalanick sera grandement pardonné : sa participation après la mise sur le marché s’élèvera à 9 milliards de dollars. Une bien jolie morale : harcelez, bousculez, il en restera toujours quelque chose…

5. Uber c’est enfin un modèle de ruissellement… vers le haut. Sa mise sur le marché va transformer les cadres d’Uber en millionnaires et sur-enrichir quelques milliardaires puisque parmi les actionnaires on retrouve — ô surprise ! — Apple, Google, Jeff Bezos ou des pétromonarques saoudiens. En revanche, le statut des chauffeurs, lui, risque d’empirer sous la si pratique « pression des marchés ». Avec pour seul horizon celui d’être un jour remplacés par des voitures autonomes…

C’est donc cette conception du capitalisme qui va être plébiscitée bientôt. Celle d’un über-capitalisme foutraque et brutal. Ubuesque, en somme. Car finalement, Uber, c’est Ubu, ce personnage créé par Alfred Jarry à l’hubris incontrôlée, sans foi ni loi, ne respectant que la force.

Mais, ironie de la situation, si dans Ubu Roi de Jarry, Ubu accède au trône par un coup d’Etat, ici ce sont les actionnaires — c’est à dire des citoyens — qui vont livrer docilement les clefs du royaume à Uber pour qu’il piétine leur économie. Finalement, c’est peut-être l’époque qui est ubuesque.

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Paul Vacca
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Written by Paul Vacca

Auteur. Chroniqueur pour Les Échos Week-end. Intervenant à l'Institut Français de la Mode (IFM Paris), à l’ISG Luxury Geneva (Suisse).

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