Success story
TikTok, un réseau social existentialiste
L’atout tactique de TikTok, c’est de faire du Jean-Paul Sartre sans le savoir.
V u le succès de Facebook, il est normal que les appétits s’aiguisent sur le marché des réseaux sociaux. Depuis une bonne dizaine d’années beaucoup ont lancé leur plateforme dans l’espoir de capter une partie — même infime — de sa clientèle mondiale. On pense notamment à Google+ mais qui a fermé ses portes fin 2018 faute de combattants, malgré l’appui du très puissant écosystème d’Alphabet. Il y a eu d’autres tentatives à l’image de Path ou Diaspora qui ont voulu proposer des alternatives plus “éthiques” — respect des données personnelles, limitation du nombre d’amis…- un peu comme Qwant vis-à-vis des moteurs de recherche. Beaucoup d’appelés, peu d’élus : Twitter, Snapchat et Instagram (racheté depuis par Facebook).
On assiste aujourd’hui à une sorte de Yalta où les géants se partagent notre temps de sociabilité numérique : Facebook, donc, mais aussi Instagram, Twitter, LinkedIn et YouTube… Les chances pour un outsider de s’imposer de façon frontale étant proches de zéro, mieux vaut, semble-t-il, tenter l’effet de surprise et de niche. Et surtout proposer un nouveau type d’expérience.
Ce fut le cas pour Snapchat, réseau social à base d’échanges de photos qui s’autodétruisent qui a aussitôt rencontré un vif succès chez les teenagers du monde entier, mais dont les fonctionnalités maîtresses — les « stories » et les filtres — ont été pillées sans vergogne par Facebook et Instagram lui siphonnant de facto une grande partie de sa singularité expérentielle.
E t puis, dernièrement il y a TikTok qui a effectué une entrée fracassante dans le club fermé des réseaux sociaux. Et question singularité expérientielle, TikTok a de quoi faire valoir. Il suffit d’ouvrir l’application pour ressentir un choc générationnel. Stricto sensu, il s’agit d’une application mobile permettant de produire et de partager de très courtes vidéos synchronisées avec musique, filtres et effets spéciaux.
Cette application est devenue le nouveau mode de communication d’une partie de la Génération Z : un vecteur d’échange hyper-codifié à la fois intime et tribal dans sa façon ironique et festive de composer en kit des messages à partir de chansons préexistantes. Un peu comme si les générations précédentes avaient filmé leurs playbacks d’ados face au miroir de leurs chambres en mimant leurs groupes préférés et les avait partagés.
Un moyen de communication plébiscité par les nouvelles générations puisque l’application a été téléchargée plus d’un milliard de fois depuis sa création, il y a à peine deux ans. La tactique de TikTok ? Plutôt que de s’attaquer frontalement aux autres réseaux, ByteDance a préféré opter pour la stratégie du coucou qui consiste à aller pondre ses œufs dans le nid des autres, en l’occurrence chez Facebook, Instagram et Twitter.
Là où les autres réseaux sociaux ont toujours cherché à progresser organiquement par leurs propres moyens, TikTok a investi massivement dans des messages publicitaires et des contrats d’influenceurs pour promouvoir TikTok partout où c’est possible.
Mais la véritable différence de TikTok — et peut-être la clef de son succès — est ailleurs. Dans sa matrice de fonctionnement même. Là où les autres réseaux sociaux paramètrent leurs algorithmes en fonction de qui vous êtes ou de qui vous connaissez — sur un mode identitaire et statutaire — TikTok ne procède à aucun paramétrage préalable. L’application vous plonge directement in media res et s’adapte à vos desiderata suivant ce que vous choisissez de regarder grâce au machine learning qui enregistre tout ce que vous visionnez.
Un peu comme si un majordome au lieu de vous demander ce que vous voulez manger vous laissait face à un buffet et regardait ce que vous prenez pour affiner ses propositions.
Là où les autres réseaux sociaux sont essentialistes, dans la mesure où ils s’intéressent à notre identité et à nos interactions avec les autres membres, TikTok s’affirme au contraire existentialiste.
TikTok fait du Jean-Paul Sartre sans le savoir : car seuls nos actes l’intéresse. L’application refuse de nous assigner à une « essence » préalable pour ne se focaliser que sur la somme de nos actes, en l’occurrence à nos interactions face aux vidéos. De la même manière, pour le philosophe existentialiste il ne faut par chercher de sens intrinsèque à chacune de nos actions. Il suffit de visionner quelques vidéos sur TikTok pour comprendre que le réseau épouse la même philosophie.¶