Sommes nous vraiment plus cons qu’avant?

Pour certains, il n’ y a pas doute: on serait plus cons qu’avant. La faute à Internet et aux réseaux sociaux bien sûr. Et si c’était une connerie de plus ?

Paul Vacca
4 min readJun 6, 2019

Depuis quelque temps, on voit surgir sur les tables des librairies une série de livres ayant pris pour sujet la bêtise ou sous une forme un peu plus radicale, la connerie. Même si cela relève d’une longue tradition, vieille de 28 siècles comme l’a noté le philosophe Lucien Jerphagnon, cela finit par faire symptôme. Au point de presque constituer un genre éditorial en soi. On pourra bientôt consacrer un linéaire entier dans les librairies à une nouvelle discipline philosophique que l’on pourrait appeler la bêtisologie ou la connologie.

L’équation éditoriale semble imparable avec un potentiel de lecteurs paraît illimité. Un lectorat pouvant flirter avec les 100% puisque personne ne s’estime être con : les “personnes intelligentes” au premier chef, qui se pensent, à tort ou à raison, épargnées par le fléau ; mais tout autant les “cons” puisque, précisément, c’est le propre du con de ne pas être conscient de sa propre connerie. Et puis, tout le monde est naturellement contre la bêtise : la bêtise, c’est prouvé, c’est toujours celle des autres.

Ces livres surfent également sur un tendance porteuse : celle du déclinisme, qui postule qu’hier était mieux qu’aujourd’hui et qui cartonne en librairie. La stupidité y est souvent présentée comme un danger toujours plus menaçant, en constante progression. Une prolifération à la fois quantitative par son nombre d’adhérents et qualitative par sa force de frappe, qui menacerait jusqu’au fondement de nos démocraties. Et qui s’inviterait à la tête des Etats (suivez mon regard qui traverse l’Atlantique). En agitant le spectre de la connerie galopante, les auteurs procurent deux plaisirs à leurs lecteurs : le frisson du catastrophisme — comparable à celui que l’on ressent dans un film d’horreur avec l’idiot en lieu et place du zombie — doublé d’un sentiment aristocratique de supériorité, de ne pas faire partie de la masse et de n’être pas dupe de son époque.

Mais, au fait, est-on vraiment plus cons qu’hier ? La réponse fuse généralement comme une évidence, une vérité admise. Corroborée semble-t-il par quelques études sur le QI moyen de la population qui, après avoir augmenté durant les dernières décennies, piquerait du nez. Et d’évoquer une période inédite du “triomphe de la bêtise”. Avec les usual suspects: les réseaux sociaux et Internet, évidemment.

C ‘est peut-être une connerie, mais il nous semble que ce dogme repose sur un biais de perception. Il en va selon nous de la connerie comme de la température. Pour les météorologues, il existe deux façons d’indiquer la température : celle objective mesurée par le thermomètre et celle ressentie par le corps en fonction du vent ou de l’humidité relative. D’ailleurs, depuis peu certains bulletins météo affichent les deux mesures : la température mesurée et la température ressentie. Notre hypothèse est que nous vivons une période où la connerie ressentie est plus forte qu’auparavant.

Nous avons tendance à minimiser la connerie inhérente aux siècles passés. Filtrée par le temps, elle nous apparaît fatalement amoindrie. Nous n’avons pas de compte-rendus exhaustifs de ce qui s’échangeait jadis sur les places de marché ou dans les tavernes, alors que nous avons conservé les œuvres de Platon, de Dante ou de Kant. Si nos congénères avaient eu Twitter et qu’ils les avaient gravés dans le marbre nul doute que nous aurions de jolies perles. Si nous avons l’impression d’être plus cons aujourd’hui c’est qu’Internet ou Twitter offrent à la connerie la possibilité de s’exprimer sans filtre, en temps réel, la faisant même apparaître de façon native sous des formes nouvelles et insoupçonnées. Et donc plus les technologies progressent, plus grande est la connerie ressentie.

C’est donc pour le coup une connerie de penser que nous serions plus cons qu’avant. La technologie nous donne certes un avantage concurrentiel par rapport aux générations passées. Mais notre hypothèse est que nous avons affaire à une masse invariante de connerie — ça marche aussi avec l’intelligence — qui s’exprime différemment à travers les âges.

Comme nous doutons de l’idée de contamination de la connerie par les réseaux, via les fake news. On ne devient pas plus con au seul contact de Twitter. On en augmente seulement notre potentialité par la possibilités offerte de dire des âneries et d’en entendre en temps réel. Mais l’idée que les réseaux sociaux nous abrutiraient relève du fantasme aussi crédible que la théorie qui voulait qu’écouter du rock ou lire des bandes dessinées nous décérébrait.

Pour autant la prudence reste de mise. Car si les réseaux sociaux ne nous rendent pas plus cons, il n’est pas prouvé pour autant que leur fréquentation nous rende en revanche plus intelligents. Et encore moins qu’elle nous apprenne à vivre en toute intelligence avec notre prochain.

Tribune parue dans le magazine Trends-Tendances du 16 mai 2019

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Written by Paul Vacca

Auteur. Chroniqueur pour Les Échos Week-end. Intervenant à l'Institut Français de la Mode (IFM Paris), à l’ISG Luxury Geneva (Suisse).

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