Sommes-nous plus cons qu’avant ?
Pour certains, c’est une certitude : Internet et les réseaux sociaux nous rendraient stupides. Est-ce si sûr?
Depuis quelque temps, on voit surgir sur les tables des librairies une série de livres ayant pris pour sujet la bêtise, ou sous une forme un peu plus radicale, les cons. Même si cela relève d’une longue tradition, vieille de 28 siècles comme l’a noté le philosophe Lucien Jerphagnon, cela finit par faire symptôme. Au point de presque constituer un genre éditorial en soi. On pourra bientôt consacrer un linéaire entier dans les librairies à une nouvelle discipline philosophique que l’on pourrait appeler la bêtisologie ou la connologie.
L’équation éditoriale semble imparable avec un potentiel de lecteurs quasi illimité. Un lectorat flirtant avec les 100% puisque personne ne s’estime bête : les “personnes intelligentes” au premier chef, qui se pensent, à tort ou à raison, épargnées par le fléau ; mais tout autant les “personnes stupides” puisque, précisément, c’est le propre de l’idiot de ne pas être conscient de sa propre idiotie. Et puis, dans le même ordre d’idée, tout le monde est naturellement contre la bêtise : car la bêtise, comme on sait, c’est toujours celle des autres.
Ces livres surfent également sur un tendance porteuse : celle du déclinisme, cette école de pensée informelle qui postule qu’hier était mieux qu’aujourd’hui et qui fait florès en librairie. La stupidité y est souvent présentée comme un danger toujours plus menaçant, en constante progression. Une prolifération à la fois quantitative par son nombre d’adhérents et qualitative par sa force de frappe, qui menacerait jusqu’à nos démocraties. Et qui s’inviterait même à la tête des Etats (suivez mon regard qui traverse l’Atlantique). En agitant le spectre de la bêtise, les auteurs procurent deux types de plaisirs à leurs lecteurs : le frisson du catastrophisme — comparable à celui que l’on ressent dans un film d’horreur avec l’idiot en lieu et place du zombie — doublé d’un sentiment aristocratique de supériorité, de ne pas faire partie de la masse et de n’être pas dupe de son époque.
Mais, au fait, est-on vraiment plus bêtes qu’hier ? La réponse fuse généralement comme une évidence, une vérité admise. Corroborée semble-t-il par quelques études sur le QI moyen de la population qui après avoir augmenté durant les dernières décennies piquerait du nez. Et les auteurs évoquent une période inédite du “triomphe de la bêtise” avec une explication toute trouvée : les réseaux sociaux et Internet nous rendent stupides.
O r ce dogme repose à notre humble avis sur un biais de perception. Car il en va selon nous de la bêtise comme de la température. Pour les météorologues, il existe deux façons de mesurer la température : il y a celle qu’indique objectivement le thermomètre et il y a la température ressentie par le corps en fonction où interviennent aussi le vent et l’humidité relative. D’ailleurs, depuis peu certains bulletins météo affichent les deux mesures : la température mesurée et la température ressentie. De la même manière, nous vivons dans une période où la bêtise ressentie est plus forte qu’auparavant.
D’une part, nous avons tendance à minimiser la bêtise inhérente aux siècles passés car elle a été comme filtrée par le temps en nous apparaissant donc amoindrie. Nous n’avons pas de compte-rendu exhaustif de ce qui s’échangeait jadis sur les places de marché ou dans les tavernes alors que nous avons conservé les œuvres de Platon, de Dante ou de Goethe. D’autre part, si nous avons l’impression qu’Internet ou Twitter nous rendent plus stupides, c’est parce qu’ils offrent à la bêtise la possibilité de s’exprimer sans filtre, en temps réel la faisant même apparaître de façon native empruntant à chaque fois des formes nouvelles et insoupçonnées. Et donc plus les technologies progressent, plus grande est la bêtise ressentie.
I l nous paraît absurde de penser que nous serions plus bêtes qu’avant. La technologie nous donne un avantage concurrentiel très fort en la matière par rapport aux générations passées. Mais nous penchons plutôt pour une masse invariante de bêtise — et d’intelligence — qui s’exprime simplement différemment à travers les âges. Comme l’est tout autant l’idée de contamination de la bêtise par les réseaux, via les fake news notamment. Là aussi nous doutons fortement que l’on devienne plus bête que nous le sommes au seul contact de Twitter. Certes les réseaux sociaux augmentent nos possibilités de dire des âneries et d’en entendre. Mais l’idée que les réseaux sociaux nous abrutiraient relève du fantasme aussi crédible que la théorie qui voulait qu’écouter du rock ou lire des bandes dessinées nous décérébrait.
Pour autant la prudence reste de mise. Car si les réseaux sociaux ne nous rendent pas plus bêtes, il n’est pas prouvé pour autant que leur fréquentation nous rende plus intelligents. Et encore moins qu’elle nous apprenne à vivre en toute intelligence avec notre prochain.
Tribune parue dans le magazine Trends-Tendances du 16 mai 2019