« Roma » : la fabrique d’un chef-d’œuvre cinématographique

Avec la diffusion de “Roma” d’Alfonso Cuarón nous avons vécu une intox: celle d’un géant du streaming qui se voit comme un Sauveur du 7ème Art. Mais si ce mensonge finalement disait vrai? Et que “Roma” était autant un chant d’amour qu’un cri d’alarme au cinéma.

Paul Vacca
5 min readFeb 27, 2019

Quoi qu’il soit advenu aux Oscars dimanche, Roma le film d’Alfonso Cuarón — déjà primé au Festival de Venise, aux Golden Globes et aux Baftas — était sûr de toute façon de sortir vainqueur.

Soit il repartait avec le plein de récompenses et c’était le triomphe légitime d’un chef-d’œuvre. Soit il récoltait peu ou pas de statuettes, et c’est le monde du cinéma qui aurait refusé de reconnaître Roma à sa juste valeur — c’est-à-dire celle de chef-d’œuvre — et tout ça à cause d’une simple querelle sur son mode de diffusion. Roma aurait fait les frais de l’affront de Netflix au business model hollywoodien. Résumons : face, Roma est gagnant ; pile, le cinéma est (mauvais) perdant.

Parce que vous l’avez compris, le seul invariant dans l’équation c’est que Roma est un chef d’œuvre. C’est en tout cas l’attribut qui lui a été consubstantiellement attaché depuis son apparition à Venise. Non pas comme un simple jugement de valeur ou le plébiscite de la critique — mais comme une statut préalable à toute critique, une pure évidence, l’essence même du film.

Pour tenter d’expliquer ce phénomène nous est revenu à l’esprit un passage de l’essai L’Être et le Néant de Jean-Paul Sartre. Comme on sait le philosophe de Saint-Germain-des-Près aimait la fréquentation des cafés. Entre une bouffée de pipe et quelques lignes sur son carnet, il avait tout le loisir d’observer le manège rituel des garçons de café. Quelque chose, un jour, l’interpelle dans la gestuelle de l’un d’eux. Analysant sa façon théâtrale de venir vers les consommateurs, sa manière obséquieuse de s’incliner, jusqu’à sa démarche affectée comme celle d’un automate, le philosophe existentialiste prend soudainement conscience que le garçon de café joue un jeu. Mais lequel ? Il joue précisément à être garçon de café, nous explique Sartre.

Eh bien, Roma est à sa manière, un chef-d’œuvre cinématographique qui joue à être un chef-d’œuvre cinématographique. Il faut dire qu’il en possède hyperboliquement tous les attributs : le noir et blanc à la fois classique et baroque renvoyant à l’âge d’or du cinéma italien; l’éloquence de sa lenteur assumée; la magnificence épurée de tous ses plans dès le générique rappelant un autre âge d’or italien celui de la Renaissance; sa façon de mêler les chuchotements intimes d’une famille au souffle impétueux de l’Histoire; son art d’allier dans un même plan la profondeur immersive à la contemplation esthétique et de faire jaillir l’émotion au cœur d’une parfaite maîtrise formelle… Bref, comme la Joconde condense à elle seule tout l’art pictural du Cinquecento, Roma peut être considéré comme l’épitomé du Cinéma.

Mais dans le cas de Roma ce n’est pas seulement en on — c’est-à-dire à l’écran — que son statut de chef-d’œuvre se joue, mais aussi en off, à savoir dans le hors-champ des discours promotionnels qui ont entouré la sortie du film entretenant tous un effet de halo sur son incontestable chef-d’œuvralité. Un enjeu stratégique car parallèlement au récit du film on a vu se jouer un autre scénario : celui où Netflix avec Roma endosse le rôle de Sauveur du 7ème Art.

Un scénario virtuose également puisqu’il est admis aujourd’hui comme un postulat que Roma n’aurait pu exister sans Netflix comme l’a très bien analysé Owen Gleiberman dans Variety dans un papier intitulé ‘Roma’ and Netflix: The Film’s Biggest Drama Is Happening Off-Screen où il analyse la genèse de la mise en production et de la distribution de Roma.

Même si ce scénario souffre d’un léger problème de vraisemblance : comment croire un seul instant qu’un réalisateur oscarisé, bankable et prestigieux comme Cuarón ne soit jamais parvenu à se voir offrir un feu vert par un studio hollywoodien pour un tel projet au budget somme toute modeste — on parle de 15M$ ? Il avait su se montrer plus convaincant pour vendre Gravity qui se passe uniquement dans une capsule spatiale en imposant Sandra Bullock pour le rôle principal et quasi unique alors qu’elle était à tombée en disgrâce. Difficile de refaire l’histoire, mais difficile également de croire que Netflix était le seul choix qu’il restait pour ce projet. Question d’envie sans doute… Mais question absurde pour question absurde : Netflix aurait-il « sauvé » ce film s’il n’avait pas été signé Cuarón, mais porté par un jeune réalisateur inconnu ?

Même en reconnaissant toutes les qualités à Roma et en acceptant le choix de Cuarón de travailler avec Netflix — il est libre, après tout — on peut dans le même temps se sentir un brin irrité par le climat d’intox créé autour du film.

Pour autant, cette intox — même dans toute sa mauvaise foi—dit quelque chose de vrai. Cet arrangement avec la vérité au profit de Netflix annonce toutefois une vérité sur le cinéma: la réalité d’un malaise croissant. Les autres médias, comme la télévision avec les ciné-clubs ; les revues que ce soient les temples de la cinéphilie comme les Cahiers du Cinéma ou Positif ou bien SoFilm et même Première ; les festivals comme le Festival de Cannes, la Mostra de Venise ou La Berlinale ; les cérémonies comme les César ou les Oscars… ont toujours entretenu l’idée du cinéma. Le geste de Cuarón avec Roma va plus loin: il dit qu’aujourd’hui l’idée du cinéma ne peut se vivre qu’en dehors du cinéma. Comme un lointain écho du célèbre l’alexandrin de Corneille : “Rome n’est plus dans Rome, elle est toute où je suis”.

“Le cinéma n’est plus dans les cinémas, il est là où nous sommes” semblent dire Netflix et Cuarón avec Roma. Ils prétendent assurer « hors les murs » ce que le cinéma est bien incapable de produire en ses murs: se pérenniser en tant qu’art. Leur geste raconte que, chaque jour un peu plus, le cinéma en est réduit à se sacrifier en tant que cinéma pour sauver son modèle économique à coup de franchises suréquipées. Que Roma n’a plus sa place dans un art cinématographique devenu Univers Cinématique.

Sous son chant d’amour au cinéma, Roma est en fait un cri d’alarme.¶

Une première version de cet article a été publié dans le magazine Trends-Tendances du 20 février.

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Written by Paul Vacca

Auteur. Chroniqueur pour Les Échos Week-end. Intervenant à l'Institut Français de la Mode (IFM Paris), à l’ISG Luxury Geneva (Suisse).

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