Pensée magique, le retour
Le storytelling est-il tout puissant ?
Le storytelling possède-t-il ce pouvoir chamanique capable de séduire et d’enrôler les esprits ?
L e mot « storytelling » possède son propre storytelling : l’histoire d’un malentendu.
Dans sa langue originelle, le terme désigne avant toute chose cette activité sociale et culturelle qui consiste à raconter et à partager des histoires, telle que nous, êtres humains, la pratiquons depuis les premiers récits oraux à l’aube de l’humanité jusqu’à Netflix.
En traversant l’Atlantique, si le vocable est resté le même, il s’est mis à endosser dans notre contexte linguistique, une autre signification, plus orientée : celle d’une discipline pratiquée à des fins de communication publicitaire ou politique.
En migrant dans notre langue, il est devenu à la fois un épouvantail pour les consciences éclairées qui voient dans le storytelling un vecteur de propagande utilisé notamment par les politiques pour tromper les citoyens et un talisman pour les communicants, une arme de séduction capable de donner à tout produit — homme ou marque — une aura magique.
Le storytelling est devenu magique : soit un épouvantail soit un talisman
Deux versions qui en dépit de leur opposition apparente s’enrichissent l’une l’autre. Car plus l’on s’acharne à diaboliser le storytelling, plus on en accroît la valeur et son présupposé pouvoir.
Et plus on s’en réclame en communication, plus en retour on est tenté d’en fustiger le caractère pervasif et pernicieux.
Il n’est d’ailleurs pas absurde de penser qu’un essai à charge comme Storytelling de l’écrivain et chercheur Christian Salmon, ouvrage phare sorti en 2007, ait paradoxalement plus fait pour la cause des publicitaires et des spin-doctors que l’ensemble des Powerpoint rédigés par ces derniers en l’honneur à cette discipline.
De même que les années 70, où l’on soupçonnait les spots de publicité d’envoyer des messages subliminaux capables de formater les esprits des spectateurs à leur insu, furent l’âge d’or de la publicité : les publicitaires à l’égal des sorciers se voyaient dotés de pouvoirs sataniques qu’ils monnayaient subséquemment très cher.
Bref les pro et les anti partagent une vision commune : celle du récit comme pouvoir chamanique capable de séduire et d’enrôler les esprits.
Alors faut-il vraiment craindre — ou aduler — le storytelling ? Bien sûr, on ne saurait nier les intentions d’utilisation du récit à des fins de propagandes dont les fake news en sont une des émanations. Mais l’intention ne fait pas l’objectif. Et tous ceux qui travaillent à l’élaboration de récits pour capter l’attention, émouvoir ou faire rire, qu’ils soient conteurs, scénaristes, romanciers, dramaturges ou humoristes, en font tous la douloureuse expérience quotidienne : il y a loin, très loin, très très loin, de la simple intention au résultat. La seule intention d’être drôle n’a jamais suffi à produire un gag.
D’autant que le résultat est toujours, en dernier ressort, conditionné par quelque chose qui échappe fatalement au storyteller, même le plus expérimenté : la participation active, mais ô combien mystérieuse, de son public.
Le récit est par essence de nature interactive, c’est un art de la négociation ; pas un pouvoir à sens unique.
Conteurs, scénaristes, romanciers, dramaturges ou humoristes savent qu’en matière de récit, il y a très loin de la simple intention au résultat.
Au-delà, cette vision repose sur un autre malentendu : l’idée que la narration serait par essence un prisme déformant de la réalité. Raconter une histoire ce serait toujours finalement raconter des histoires. Comme si la réalité était indépendante du regard que l’on porte sur elle.
Or notre réalité est inextricablement faite de récits et de mythes ou plus exactement elle est produite par les mythes et les récits qui nous servent de prismes.
Comme des codes d’accès au réel.
C’est ainsi que dès l’Antiquité les récits mythologiques nous ont servis de clefs d’explications pour des phénomènes inexplicables par la science ou la psychologie.
D’où le contresens qui consiste à opposer nécessairement le récit — et le storytelling, donc — aux faits ou plus exactement à séparer « le mensonge du récit » à la « la vérité des faits ».
L’écrivain Simon Leys, dans son essai Orwell ou l’invention de la politique montre en quoi cette opposition manichéenne et morale est illusoire : « “La vérité des faits”, écrit-il, ne saurait exister à l’état pur. Les faits par eux-mêmes ne forment jamais qu’un chaos dénué de sens. Seule la création artistique peut les investir de signification. Littéralement, il faut inventer la vérité”.
“Il faut inventer la vérité” (Simon Leys)
Evidemment, tout récit ne prétend pas à la vérité. En revanche, celle-ci ne pourrait exister en dehors lui. Le récit n’est pas un prisme déformant, mais les lunettes dont nous disposons pour appréhender quelques lueurs de la réalité.
Avec cette ambition ambiguë qu’assignait Jean Cocteau au roman, celle d’être un mensonge qui dit la vérité.¶
Chronique parue dans le magazine Trends-Tendances du 2 juillet 2020