Adriano Celentano ou le streaming de jouvence

Comment Adriano Celentano en 1972 a inventé le streaming de jouvence.

Paul Vacca
3 min readJan 31, 2023

L e morceau tourne sur les réseaux sociaux de Twitter à Reddit, de Youtube à TikTok. Roulements de batterie acharnés, attaques de cuivres rageuses, effets de boucle, voix nasillarde énervée, chœurs répétitifs, final à l’harmonica…

Qu’est-ce donc ? Un hymne pop ? Un son de rap ? Du RnB ? De la musique électronique ou contemporaine ? Une protest song ? Rien de tout ça et un peu tout ça à la fois.

Cette mine d’or de viralité date en fait de 1972 et porte le titre ubuesque de Prisencolinensinainciusol. De quoi parle-t-elle ? Impossible à dire. Car les paroles, pas plus que le titre, n’ont de sens. Pas que nous ayons affaire à un idiome particulier comme le « hopelandic », la langue inventée par le groupe islandais Sigur Rós ou le « kobaiën » par Magma.

Cela ressemble à de l’anglais, mais ce n’est pas de l’anglais. A part un « alright » et quelques « baby » attrapés au vol par ci par là, il s’agit d’un pur charabia ou du « yaourt » comme lorsque les musiciens improvisent des paroles sur une mélodie au stade de la maquette.

Son auteur et interprète est le chanteur-comédien italien au charme dévastateur Adriano Celentano. Croisement miraculeux entre Johnny Hallyday (pour l’énergie) et Jacques Dutronc (pour le dandysme gouailleur et flegmatique), il est déjà star dans son pays lorsqu’il sort Prisencolinensinainciusol en 1972.

Rompu à la reprise des standards américains en phonétique, car il confesse ne pas savoir parler un mot d’anglais. Une douzaine d’années auparavant en 1960, il s’était déjà illustré dans un caméo pour la Dolce Vita de Frederico Fellini, proposant une version endiablée de Ready Teddy de Little Richard dans une interprétation à l’ anglais assez approximatif frisant déjà le « yaourt ».

Or le défi dadaïste de Celentano consistait à voir si le public italien d’alors, abreuvé au répertoire musical anglo-saxon, était prêt à plébisciter n’importe quoi pourvu que cela sonne américain. Il a suffi de deux performances télévisées homériques pour que le titre s’envole visibles sur Youtube : l’une dans un show à la manière de Maritie et Gilbert Carpentier où Celentano interprète un professeur foutraque devant des collégiennes énamourées et l’autre, plus explosive encore, dans une ample chorégraphie opératique et psychédélique, tournée volontairement en noir et blanc comme pour la figer dans l’éternité.

Prisencolinensinainciusol devient un hit en Italie, en Belgique, en France, en Allemagne et atteindra même — ironie sublime ! — la 86ème place dans les charts américains. Mais, au-delà, le génie de Celentano consiste à avoir produit une chanson qui traverse le temps avec insolence, une forme de chanson intemporelle, une fontaine, ou plutôt, un streaming de jouvence. Avec ses paroles qui, par leur essence nonsensique, se révèlent parfaitement insensibles aux outrages du temps.

Par l’absurde, Celentano réussit à faire la preuve que les paroles dans la pop ou rock ont souvent un statut bien au-delà de leur sens : en tant que purs artéfacts rythmiques et poétiques portés par une alchimie particulière qui les unit à la musique. Des mantra abracadabrantesques.

La musique survole aussi le temps en s’affranchissant de tous les genres. Dans une forme d’avant-gardisme populaire il préfigure le disco, l’afro-beat, le hip-hop (certains parlent du premier rap de l’histoire) ou la techno.

Reste que ce non-sens a tout de même un sens. Celentano avouera avoir voulu écrire une chanson sur l’incapacité de son époque à communiquer. C’est ainsi qu’il a pensé à écrire une chanson dont les paroles ne signifient rien. Génie encore car existe-t-il un thème plus intemporel que l’incommunicabilité ? ¶

Cette chronique a été publiée inititalement dans le magazine Trends-Tendances du 19 janvier 2023

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Paul Vacca
Paul Vacca

Written by Paul Vacca

Auteur. Chroniqueur pour Les Échos Week-end. Intervenant à l'Institut Français de la Mode (IFM Paris), à l’ISG Luxury Geneva (Suisse).

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