“Pourquoi Proust ?”
Apostille à “La Petite Cloche au son grêle” (Livre de Poche)
Conférence donnée à l’occasion de la remise de la Madeleine d’Or par le Cercle Littéraire Proustien pour La Petite Cloche au son grêle.
Chère Présidente du Jury et chers membres du jury, Chère Présidente et chers membres du Cercle Littéraire Proustien, Chers tous,
Je tiens tous à vous remercier du fond du cœur.
Vous remercier, d’abord, pour le prix dont vous m’honorez. Il comblerait tout écrivain aguerri, mais, pour moi, il est d’autant plus inestimable, qu’il vient récompenser un premier roman. Je le reçois aussi comme un encouragement à continuer et je sais déjà qu’il m’aidera lors de mes moments de doute à venir.
Vous remercier aussi de m’offrir la possibilité d’être ici, à Cabourg — que dis-je, à Balbec ! — cadre enchanteur de la Recherche, mais aussi, par un effet de mise en abyme, cadre de mon propre roman. Grâce à vous, je vis un moment exceptionnel, un instant délicieusement irréel, où s’efface alors que je vous parle les frontières de la fiction et de la réalité. Je vis grâce à vous un rêve éveillé.
Et enfin, vous remercier à vous tous d’être là. Pour ce que vous êtes : à savoir une assemblée extraordinaire, exceptionnelle qui me facilite grandement la tâche…
E n effet, j’ai eu l’occasion de me trouver devant d’autres assemblées, qui sans être nécessairement hostiles, étaient — comment dire ? — pour le moins méfiantes. Immanquablement, les questions jaillissaient : “Mais pourquoi Proust ?” “Pourquoi un auteur si sophistiqué, qui fait des phrases si longues ?”
À la question « Pourquoi Proust ? » à laquelle j’ai été confrontée pour ce livre dans mes différentes rencontres, je sais qu’ici je n’aurai pas besoin de répondre.
Car, comme moi, vous savez tous ici que l’on ne choisit pas Proust; il s’impose à nous. Coleridge a dit que l’on naissait aristotélicien ou platonicien. Dans le même esprit, je crois que l’on peut dire que l’on est proustien avant même d’en avoir lu une seule ligne. Et que sa lecture n’est qu’une confirmation, une évidence.
Ce sentiment d’évidence je sais que tous ici ce soir nous l’avons ressenti, ce sentiment si particulier qui nous submerge lorsque nous en entamons la lecture…
C’est ce sentiment d’évidence que j’ai cherché à faire partager au plus grand nombre en écrivant La petite cloche au son grêle.
Mon envie : témoigner que cet auteur réputé élitiste, sophistiqué et pour certains définitivement intellectuel, est au contraire totalement dans la vie.
« Proust change notre vie », c’est cette expérience que j’ai souhaité mettre au cœur de ce roman ; car c’est une rencontre qui a changé ma vie, comme elle a changé la vôtre.
D’où l’idée — expérimentale — de plonger l’auteur dans un milieu a priori éloigné du monde proustien et des salons auxquels on l’associe. Par désir d’initier une opération chimique, pour faire réagir les personnages, mais aussi pour retrouver la magie des contes où les chevaliers viennent au secours des bergères.
Alors, si au départ il y avait quelque chose d’incongru et de paradoxal à mettre en opposition ces deux mondes si différents, très vite il m’est apparu qu’il existait une résonance.
Proust a quelque chose qu’aucun autre auteur ne possède : il est à la fois élitiste et populaire. Loin d’être réservé à une élite, il parle à la part élitaire que chacun possède en soi, la plus belle part de soi.
L a question s’est alors posée pour moi : comment donner vie à cette magie, comment le transmettre, comment l’incarner dans mon roman ?
Fallait-il s’approcher de Proust, jusqu’à l’imiter, en passant par le pastiche, encouragé par l’auteur qui le pratiquait lui-même avec maestria ?
Une tentation vite écartée. D’abord, parce que j’en aurais été bien incapable, mais surtout parce que cela aurait provoqué une mise à distance ironique qui aurai, à mon sens, fatalement nuit à l’émotion que je souhaitais transmettre. Mais également au sérieux de la mission à laquelle je m’étais attaché : prouver que Proust change la vie.
Je sentis intuitivement qu’il fallait alors que je me dirige vers une forme d’épure, de minimalisme formel… Le naturalisme poétique que l’on retrouve dans les mangas de Jirô Taniguchi comme Le Journal de mon Père ou L’Homme qui marche fut une de mes inspirations.
Alors, je me suis tourné vers un autre « Marcel » : Marcel Pagnol. À travers un style simple, j’ai souhaité m’approcher de ce réalisme enchanté du Château de ma Mère, cette vibration particulière, liée aux souvenirs d’enfance.
D’où aussi le choix d’un dispositif autobiographique où le « je » et le « tu » s’offrent au lecteur comme une lucarne sur la réalité. D’ailleurs certains lecteurs ont cru que cette histoire était autobiographique. À la petite vanité d’avoir réussi à créer l’illusion, a succédé une autre forme de satisfaction plus profonde : je me suis rendu compte que finalement, s’ils certains y avaient cru, c’est qu’ils avaient trouvé dans le livre quelque chose de réel, qui leur avait parlé, non pas de ma vie, mais de leur propre vie.
La question du pastiche étant réglée, je me suis posé une autre question : fallait-il inclure des passages de Proust ?
Mais dès lors quels passages ? Pourquoi m’en tenir à celui-ci plutôt qu’à celui-là. Sortir des extraits d’un texte est déjà pour n’importe quel auteur un mal nécessaire, une opération chirurgicale délicate, mais dans le cas de Proust cela relève du sacrilège. Car, nous le savons tous, l’une des forces de l’œuvre réside précisément dans son continuum. Les instants de grâce sont nombreux, mais surgissent sans crier gare, secrètement préparés par tel ou tel passage, quelques pages auparavant, liés par des effets d’écho… En isoler quelques-uns s’avère aussi frustrant que d’arracher quelques notes esseulées au charme fluide et évanescent d’une mélodie.
De plus, c’est un kaléidoscope où aucun lecteur n’est forcément sensible aux mêmes passages; de même que chaque lecteur, aux différentes étapes de sa vie et de ses relectures, découvre toujours de nouveaux passages comme s’ils surgissaient pour la première fois sous ses yeux…
Pure magie proustienne dont nous avons tous fait l’expérience et qu’il est vain de vouloir restituer avec quelques extraits, même les plus judicieusement choisis… Alors, la seule phrase littérale de Proust qui figure dans le livre, c’est son incipit, devenu proverbial : « Longtemps je me suis couché de bonne heure ». Le sésame de l’œuvre…
C’était là mon but, tâcher d’offrir un sésame, quelques clefs d’entrée aux lecteurs souvent intimidés par l’immensité et la stature impressionnante de l’œuvre de Proust.
D’abord, en tâchant de distiller un peu de son odeur, de ses couleurs, de sa musique, de ses parfums, une certaine texture d’émotion. Et j’ai été aidé en cela par Proust lui-même. Outre-Manche on a coutume de dire que le « diable réside dans les détails » ; eh bien, c’est aussi le cas de Proust. Le nom même de « Balbec » renferme à lui seul tout le parfum de Proust. Comme « Guermantes », « Swann » ou « Verdurin » qui sont à elles seules des madeleines… Ou comme la madeleine précisément ou un petit pan de mur jaune qui sont autant de délicieuses lucarnes ouvrant sur l’univers de Proust.
Justement, pour retrouver intactes ces vibrations particulières, pendant la rédaction du roman, je me suis efforcé de ne pas retourner vers la Recherche. C’était tentant, mais il fallait résister ! Il m’a fallu faire chemin arrière, m’extraire de ce que je connaissais, me « déterritorialiser » en quelque sorte par rapport à Proust. Tout cela afin d’espérer retrouver ce qui avait fait la saveur de Proust, alors que je le découvrais pour la première fois.
En rédigeant ce livre, je souhaitais partir à la recherche de ce « temps perdu » où la Recherche n’était encore pour moi qu’une promesse. Un peu à la manière du narrateur qui rêve les pays qu’il va découvrir à travers leurs seuls noms…
Mais plus encore je voulais traduire ce qu’avait été cette rencontre. Faire partager ce sentiment, cette sensation même, que l’on peut qualifier d’effet Proust. Cette façon unique qu’il a de tisser avec chacun de nous une relation intime. Une relation magique, alchimique, faite d’intimité et d’universel donnant à chaque lecteur le sentiment de lui parler à lui et à lui seul, mais aussi dans le même mouvement de le faire rejoindre l’universel.
Je pense à la sensation que nous avons tous éprouvée ici, ce sentiment d’élection, d’affinité élective avec l’œuvre : un sentiment — une sensation même — que l’on pensait être seul à percevoir et qui pourtant nous ramène au monde. En ce sens, la lecture de Proust est tout sauf un acte autarcique ou nombriliste car en nous ouvrant au plus profond de nous-même, il nous ouvre par là même aux autres, à tous les autres.
J’ai voulu décrire cette précieuse opération alchimique en plongeant Du côté de chez Swann dans un milieu aux antipodes du sien — un bar dans le Nord de la France — et laisser ce « grimoire empli d’heureux sortilèges » déployer son charme par cercles concentriques et dispenser autour de lui son contagieux pouvoir de bonheur.
Dès lors, cette histoire s’est presque écrite toute seule : j’ai suivi le livre dans son odyssée de l’intime à l’universel : d’abord entre les mains du jeune narrateur de treize ans qui découvre ainsi un nouveau monde; puis dans un rapport complice avec sa mère où des liens vont se tisser entre eux au fil des lectures ; puis encore dans l’univers de la famille et du village qui succombera un temps à une sorte de proustmania avant de communier ensemble autour du livre dans une participation collective à une pièce de théâtre autour d’un acte et de solidarité pour la mère…
Et enfin, au-delà de l’espace, le livre trouvé dans l’herbe étend son pouvoir magique dans le temps, réussissant à abolir sa fuite et à fixer à tout jamais le souvenir dans un éternel présent.
V oici donc en quelques mots quelles ont été mes intentions : faire partager la magie de Marcel Proust.
Alors lorsque j’entends qu’un lycéen ou un collégien s’est lancé dans la lecture de Proust à la suite de mon roman, cela me procure toujours un petit frisson de satisfaction. Même si je sais que de toute façon, ils y seraient venus par eux-mêmes… Oui, je le disais au début : on ne choisit pas Proust, il s’impose un jour à nous.
Il me plaît juste à penser que je leur ai peut-être fait gagner un peu de temps dans cette sublime rencontre.
Merci de m’avoir écouté, et merci pour ce prix que je reçois de vos mains comme un adoubement.
P.V., Le Grand-Hôtel, Cabourg, le 21 novembre 2009