Pourquoi il n’y aura plus de nouveaux Beatles (et ce n’est peut-être pas si grave)

La formule magique du groupe, cette étrange alchimie produite par le rock, est-elle perdue à jamais ? A priori oui : question d’époque. (Mais qu’est-ce qui nous interdit d’espérer ?)

Paul Vacca
4 min readMay 15, 2022

L a diffusion de Get Back, immersion documentaire de 8 heures dans la fabrication de l’album Let It Be des Beatles signée Peter Jackson (Disney+), nous a plongé dans une double bulle nostalgique. Celle de retrouver John, Paul, George et Ringo dans une période où il n’y avait pas de smartphones, d’ordinateurs, ni d’auto-tune au cœur de leur révolution analogique ; mais aussi car quelque chose semble désormais avoir disparu du paysage, l’existence même du groupe en tant qu’entité.

Bien sûr il en existe encore… Mais attention, même lorsque le nom ressemble à celui d’un groupe — comme The Weeknd par exemple — cela cache en fait un individu. Si l’on en croit le décompte fait par Ted Gioia dans un article de sa newsletter The Honest Broker, moins de 5% des singles classés au Top 100 du Bilboard sont le fait d’un groupe.

Faut-il y voir un effet du délitement de notre sens du collectif dans une époque toujours plus narcissique et individualiste ? Très certainement. Et ce n’est pas le seul fait de la musique. Dans les autres formes d’art comme le roman, la poésie ou la peinture qui ne se caractérisent pourtant pas par une créativité coopérative, il existait au moins des mouvements. Or là aussi on dénombre peu de collectifs sinon pour signer des pétitions ou des appels au vote.

L’époque des Beatles — celle des babyboomers — fut l’âge d’or des groupes. Mais ce n’est pas seulement parce que c’était le passé. Ted Gioia souligne que dans la musique, le groupe n’est pas une forme naturelle en soi. Très peu d’époques ont eu un sens du collectif.

Bach et Haendel, note-t-il, nés pourtant à quelques jours d’intervalle ne se sont pas associés pour créer l’équivalent baroque du couple Lennon-McCartney. Et ne l’auraient pas fait même s’ils avaient habité la même rue.

Le rock a vécu un momentum magique. Paradoxalement, il a donné naissance à la mythologie collective—une mystique païenne—du groupe à partir de valeurs égotistes et narcissiques.

Dans l’immédiat après-guerre le groupe a incarné une ivresse neuve appelée la « jeunesse ». Et même si l’on ne formait pas de groupe de musique, on évoluait en bande (ce n’est pas un hasard si en anglais « band » désigne les deux). Et de fait la séparation d’un groupe signait souvent l’entrée dans la vie adulte.

Autre paradoxe, à l’époque du rock prévalait une certaine spiritualité : si chacun était individualiste voire narcissique, la vision du rock, elle, était axée sur l’unité et le partage. Les titres des chansons l’attestent : Come Together, With a little help from my friends, We Can Work it Out…

Dans les années 1990, on a pu observer une résurgence des groupes dans une fièvre collectiviste, ce que l’on a appelé les « groupes en The » (The Strokes, The Libertines, The Yeah Yeahs… et même The The).

Alors qu’est-ce qui empêcherait aujourd’hui un nouveau revival ?

Certainement pas à notre avis l’appel d’une certaine spiritualité ou de zeitgeist collectif que l’on sent à l’œuvre dans les jeunes générations notamment — mais pas uniquement — autour des questions climatiques.

Dans la musique, l’obstacle serait nous semble-t-il plus terre-à-terre : il s’appelle le streaming.

S i grâce à la musique en ligne, il est devenu de plus en plus facile de produire de la musique, il est en revanche devenu de plus en plus difficile d’en vivre. Déjà seul, alors à plusieurs n’en parlons pas. De plus, l’économie du streaming va à l’encontre du travail de recherche collectif, nécessairement chronophage, tel qu’on le voit à l’œuvre dans Get Back justement.

La tendance serait plutôt à sortir des singles en continu — suivant les préconisations de Daniel Ek, le boss de Spotify. Et à l’engagement physique dans un groupe, on préfèrera la virtualité des featurings on line et à distance entre artistes reconnus.

Moins romantique qu’une répétition dans un garage ou une cave, mais tellement plus efficace pour agréger ses fanbases sur les réseaux sociaux.

Alors, THE END ? Perdu à jamais, le groupe ? Pourtant n’a-t-on “pas vu souvent rejaillir le feu de l’ancien volcan qu’on croyait trop vieux” ? Alors, oui, on n’aura certainement pas de nouveaux Beatles (mais est-ce bien souhaitable ?), mais des groupes, oui ! Il y a bien eu la renaissance du vinyle et même de la cassette et d’autres supports analogiques que l’on disait morts et bien enterrés…

Pourquoi pas la renaissance du groupe à contre-courant du streaming, alors ?

Membres des groupes de tous pays (ré)unissez-vous !

And in the end
The love you take
Is equal to the love you make

Cette chronique a paru à l’origine dans le magazine Trends-Tendances du 5 mai 2022

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Paul Vacca

Auteur. Chroniqueur pour Les Échos Week-end. Intervenant à l'Institut Français de la Mode (IFM Paris), à l’ISG Luxury Geneva (Suisse).