Pour prédire l’avenir, engagez des romanciers

Est-il vraiment raisonnable de confier notre avenir à des “machines intelligentes” qui se trompent aussi infailliblement? Plus fort que le “big data prédictif” : le roman !

Paul Vacca
5 min readApr 7, 2021
Kara Hayward dans Moonrise Kingdom de Wes Anderson

Dans un avenir proche, nous prédisent certains, on pourra tout prévoir. Grâce aux milliards de milliards de données collectées partout sur les réseaux sociaux et à travers le moindre objet connecté — votre cafetière, votre montre, un réfrigérateur, une trottinette géolocalisée et la ville entière devenue smart et pourvoyeuse d’open data — le monde va enfin devenir prévisible.

Ajoutez aux data un peu d’Intelligence Artificielle et le tour est joué : le big data se métamorphose en big data prédictif. Son postulat semble imparable : plus on possède de données, plus on est en mesure de prévoir le coup d’après.

Sous cet angle, mettre l’avenir en équation sous algorithme devient un jeu d’enfant. Comme une carte à l’échelle 1:1 qui recouvrirait parfaitement la totalité du territoire. Plus besoin de tendanceurs, de planneurs stratégiques, de futurologues, prévisionnistes ou autres prospectivistes… Le big data et ses robots nourris au deep learning se chargeront de tout.

Comme dans le film Minority Report, ils pourront déterminer un acte avant même que celui-ci ne se produise ou prévoir ce qui va marcher l’année prochaine.

Sans vouloir jouer les trouble-fêtes, rappelons qu’en 2016, les équipes d’Hillary Clinton étaient épaulées par les cadors du big data. Que les instituts nourris aux milliards de données n’avaient pas vu venir — loin s’en faut et ce même quelques heures avant — l’élection de Trump pas plus que le vote en faveur du Brexit. Et que Facebook et Google qui se targuent de nous connaître mieux que nous-mêmes persistent à nous proposer des produits dont on a déjà fait l’acquisition.

Surgit alors une question : est-il vraiment raisonnable de confier notre avenir à des machines qui se trompent aussi infailliblement avec une telle précision ?

En ce sens, lire des romans s’avère bien plus profitable pour qui entend prévoir. George Orwell avec 1984 et Aldous Huxley avec Le meilleur des mondes ont été bien plus perspicaces que le big data pour nous donner à voir — dès 1949 et 1932 ! — ce que serait notre monde en 2019 avec Trump, les fake news et sa novlangue et notre société addict à la dopamine.

E t, plus près de nous, des romans comme Les Déliés de Sandrine Roudaut (Editions de la Mer Salée) ou Rouge Impératrice de Leonora Miano (Grasset) développent avec force cette fonction prémonitoire de la littérature. Ou bien encore le caractère prédictif des romans de Michel Houellebecq par exemple, qui en est même devenu un marronnier. En 2001, il publie son troisième roman Plateforme, qui s’achève sur un attentat islamiste perpétré dans une discothèque. «La bombe avait explosé au milieu du Crazy Lips, le bar le plus important, en pleine heure d’affluence», y écrit-il ; avant de livrer un peu plus loin cette description d’un réalisme documentaire troublant digne d’un reporter embedded : «Devant l’entrée du bar une danseuse rampait sur le sol toujours vêtue de son bikini blanc, les bras sectionnés à la hauteur du coude»…

Le 12 octobre 2002 — soit exactement un an plus tard — la réalité se chargera d’imiter à la perfection cette fiction : un véhicule explosera devant le Sari Club de Kuta Beach à Bali faisant 202 morts.

Troublant, forcément troublant. Mais pas si irrationnel que cela à y regarder de près. Car, par leur activité même, les romanciers mettent en œuvre deux compétences nécessaires pour la prédiction : la capacité à détecter les signaux faibles (ce que l’on appelle parfois leur sensibilité) et l’aptitude à construire un monde romanesque cohérent (leurs qualités d'architectes de récits).

L e signal faible — terme emprunté à l’intelligence économique — c’est l’avenir caché à l’état virtuel dans notre présent, ce qui n’est qu’à l’état de virtualité encore dans le réel, que le romancier est souvent à même de sentir et de capter. (Et c’est précisément ce qui échappe par essence au big data et autres machines quantitatives qui enfouissent sous leur milliards de donnés tout signal faible comme nous en avons longuement parlé ici).

Puis il lui faut l’insuffler dans la construction d’un monde narratif cohérent, appelé fiction. Bref avec cette méthodologie — sensibilité à l’air du temps + cohérence narrative — un roman a moins de chances de se tromper qu’un robot gavé de milliards de data.

Mais encore faut-il savoir le lire. Car maintenant on érige l’auteur en prophète au point de tout lire de lui comme une préfiguration de quelque chose à venir. Certains se sont empressés à la sortie de Sérotonine, en janvier 2019, d’y voir une préscience des Gilets Jaunes alors que l’auteur décrit une manifestation d’agriculteurs (comme il y en a déja eu) et le suicide de l’un d’eux (cela n’a hélas rien de prospectif)… En revanche, le roman s’avère bien plus visionnaire sur l’avenir du monde agricole dans son ensemble et plus largement de notre société.

De la même manière, toujours prompts à faire endosser à Michel Houellebecq la toge du Grand Gourou, on a voulu voir dans Soumission une préfiguration des attentats islamistes de janvier 2015 à Paris concomitants à la sortie du roman

Or, en le relisant à froid — et Gaspard Kœnig en a apporté la démonstration impeccable dans Les Echos deux ans après la parution de Soumission— c’est autre chose de plus imprévisible qu’il semble prévoir : l’arrivée d’Emmanuel Macron quelques mois avant même que celui-ci n’ait pris la décision de se lancer dans la campagne présidentielle.

Voyez plutôt. Ben Abbes est un président jeune, cultivé et énarque, élu à quarante-trois ans après une campagne présidentielle qui a bouleversé tous les codes, gagnée grâce à une cristallisation des votes contre Marine Le Pen et le Front national au second tour, et grâce à une alliance avec François Bayrou qui deviendra Premier ministre du président fraîchement élu.

Cela ne vous évoque rien ?

Plus intrigant encore, le nouveau président, islamiste modéré et d’obédience libérale sur le plan économique, appelle de ses vœux une start-up nation, de même qu’il voit dans l’Europe les moyens de dissoudre l’État-nation et les corps intermédiaires. Cet islam modéré — Soumission, contrairement à 2084 de Boualem Sansal, est une dystopie soft — y est présenté comme un progressisme, certes très ambivalent. Et comme la seule alternative à l’extrême droite, débouchant, au prix de quelques violences policières, sur une société de fait post-démocratique.

Avant même qu’Emmanuel Macron ne se soit déclaré candidat à l’élection présidentielle, Ben Abbes lui empruntait déjà, dans Soumission, une bonne partie de son programme.

Vertige de la prescience.

Évidemment, toute ressemblance avec un parti comme la Fraternité musulmane n’est — selon la formule consacrée — que pure coïncidence. Mais, à y regarder de près, on relève de nombreux points communs avec la façon dont le « progressisme » s’autoproclame aujourd’hui unique digue contre la vague « populiste ». Avec son sens des signaux faibles, Michel Houellebecq avait en quelque sorte vu l’avenir en marche.

Chronique parue dans le magazine Trends-Tendances daté du 15 août 2019

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Paul Vacca

Auteur. Chroniqueur pour Les Échos Week-end. Intervenant à l'Institut Français de la Mode (IFM Paris), à l’ISG Luxury Geneva (Suisse).