Notre fatale fascination du faux
Est-il encore possible de conjurer les fake news sur les réseaux sociaux ?
I l existe deux façons d’envisager la lutte contre les fake news et la désinformation. Soit, à hauteur d’idées, comme une guerre philosophique, politique et morale : celle du Vrai contre le Faux, de la vérité contre le mensonge ou celle du Bien contre le Mal. Soit, sur le terrain des médias, et notamment des réseaux sociaux, comme une bataille d’une tout autre nature : une guerre de positions au cœur des pulsions sur le marché de l’attention.
Les armes à déployer sur ce terrain ne sont évidemment pas les mêmes. Les pures idées platoniciennes sont sans effet dans l’écosystème pulsionnel des réseaux sociaux. Pourtant, on a parfois l’impression que les tenants de la vérité, drapés dans leur légitimité, s’acharnent à agir sur ce terrain comme s’ils étaient sur les hauteurs idéelles, dans l’éther platonicien. Comme s’il suffisait d’exposer la vérité — via le fact-checking, notamment — pour que celle-ci s’impose naturellement à tous et dissipent instantanément rumeurs et infox. Ils rêvent d’une guerre éclair avec des frappes chirurgicales là où s’impose l’âpre réalité d’une guérilla en terrain hostile.
Car on en a acquis la certitude désormais, les réseaux sociaux incarnent parfaitement la remarque de Mark Twain selon laquelle “un mensonge peut faire le tour de la terre, le temps que la vérité mette ses chaussures”. C’est que le faux y jouit d’un avantage concurrentiel que l’on appelle l’asymétrie de la passion.
A quoi bon passer son temps à pérorer sur ce qui semble évident ou à expliquer la réalité (les trains qui arrivent à l’heure, par exemple) alors que le faux, l’absurde, le suspect (un complot des contrôleurs, par exemple) est une pratique de masse. Asymétrie renforcée, comme l’a parfaitement remarqué Olivier Costa dans un article sur le site The Conversation par le fait que « s’il faut 10 secondes pour affirmer que la France n’a plus de Constitution ou qu’elle va être « vendue » à l’ONU (comme on l’a beaucoup entendu) il faut 10 minutes pour expliquer d’où viennent ces idées grotesques et pourquoi elles sont fausses.”
De surcroît, sur ce champ de bataille particulier, le faux n’a même pas besoin de vaincre pour être victorieux: un « match nul » lui suffit. C’est ce qu’avaient déjà compris les industriels du tabac dans leur intense campagne de lobbying menée pour contrecarrer une série de preuves publiées par des laboratoires faisant état d’une dangerosité de la cigarette à la fin des années 1960.
Ils ne prirent même pas la peine de contredire ces études : il leur a suffi d’en publier une autre étude faisant état de conclusions inverses et ainsi de se réfugier derrière la pluralité des points de vue… et d’instiller le doute. Car comme ils le mirent noir sur blanc dans un memo interne : « Le doute est notre produit ». Une profession de foi appliquée aujourd’hui à la lettre par ceux qui nient le dérèglement climatique par exemple.
Enfin, autre point décisif, le faux n’a même pas besoin de se camoufler dans cette guérilla. Pas besoin de se déguiser en vrai, ni même de se soucier d’une quelconque vraisemblance. Plus c’est absurde, plus cela va à l’encontre du sens commun, plus c’est efficace.
Le blogueur de la droite alternative américaine Mencius Moldbug le reconnaissait de façon décomplexée : « par de nombreux aspects, les absurdités constituent un vecteur de cohésion plus efficace que la vérité. N’importe qui peut croire à la vérité. Alors que croire en l’absurde — croire en l’incroyable — constitue une véritable démonstration de loyauté. »
Le faux, invincible armada, alors ? De fait, il n’existe qu’une seule voie de salut possible dans une guérilla : comprendre les méthodes de l’ennemi et les infiltrer.
Et l’arme du faux, c’est avant tout d’avoir un récit à proposer, là où la vérité devrait se contenter de faits bruts. Beaucoup pensent encore que la vérité doit s’affranchir de tout récit, avancer nue avec les faits, rien que les faits. Et qu’il suffit qu’elle soit proposée pour s’imposer d’elle-même. Qu’elle doit se défendre uniquement avec des armes rationnelles, celles du fact-checking et du debunking (la déconstruction argumentative).
Une posture purement morale qui associe tout récit à la duperie, à la séduction : le récit, c’est le mal. Le storytelling, voilà l’ennemi. Pourtant on le voit quotidiennement : penser lutter avec de pures idées ou des postures morales contre la fascination qu’exerce le « récit du faux », c’est rester pur, en pure perte.
Car comme le souligne Simon Leys, dans Orwell ou l’invention de la politique, « “la vérité des faits” ne saurait exister à l’état pur. Les faits par eux-mêmes ne forment jamais qu’un chaos dénué de sens : seule la création artistique peut les investir de signification, en leur conférant forme et rythme. L’imagination n’a pas seulement une fonction esthétique, mais aussi éthique. Littéralement, il faut inventer la vérité ».
Alors peut-être serait-il temps de penser à produire un « récit du vrai » capable de conjurer notre trop pure allégeance aux faits comme notre fatale fascination du faux ?¶