Monopoly®, ton univers impitoyable
Comment dans un effet de mise en abyme vertigineux, la genèse du Monopoly imite le jeu lui-même lui empruntant sa matrice darwinienne. Jusqu’à déposséder celle qui en fut l’inventrice : la fantastique Elizabeth Magie.
Peut-on rêver meilleur manifeste pour un libéralisme économique décomplexé que le Monopoly ? Un jeu de société — i.e. une vision de la société — où chaque joueur démarre avec la même somme d’argent et les mêmes opportunités, débarrassé de tous les obstacles de la vraie vie (provenance, genre, race…) et où la chance se déguise en compétence.
Ici nul besoin de se cacher derrière des faux-nez idéologiques ou des fables consolatrices comme le «ruissellement» ou «la destruction créatrice». La règle du jeu avance sans masque, fière de sa posture darwiniste, puisqu’elle consiste à s’enrichir au détriment des autres et de rester seul à bord à la tête d’un monopole. Le seul dommage collatéral finalement étant de se fâcher — parfois durablement — avec les autres joueurs.
Mais, plus encore, c’est la genèse même du jeu qui offre la plus belle illustration de l’ethos sans états d’âme du capitalisme. Car derrière le jeu qui s’est vendu à plus de 300 millions d’exemplaires en 37 langues, 200 versions et 103 pays, il y a un récit resté longtemps secret de domination capitaliste dans l’esprit même du jeu.
E n réalité, à l’origine du Monopoly, il y a une femme : la géniale Elizabeth Magie, féministe engagée, inventeuse féconde, poétesse et actrice. En 1904, elle lance le Landlord’s Game (« le jeu du propriétaire »). En s’inspirant des théories d’Henry George, un économiste qui soutient que la valeur foncière devait être partagée par tous plutôt que confisquée par les propriétaires, elle conçoit un jeu de plateau permettant d’offrir, dans un but éducatif et militant, une illustration de la cupidité des propriétaires. Le jeu se développe sur un mode associatif — en « open source », dirions-nous aujourd’hui — auprès de différentes communautés qui en modifient les cases en fonction de leur contexte local.
Une variante fait surface à Atlantic City où un groupe de Quakers renomme les cases en fonction de la toponymie locale — Oriental Avenue, Park Place, Boardwalk… Dans les années 1930, un couple de Quakers invite Charles Darrow, un ami réparateur de chauffages, à y jouer.
Au chômage du fait de la Grande Dépression, Darrow note consciencieusement les règles. Dans son coin, il le relooke en lui donnant les lignes épurées et les couleurs désormais familières dans le monde entier. Il en produit des exemplaires à la main qu’il vend à un grand magasin local. Le Monopoly, comme il l’a rebaptisé, s’arrache comme des petits pains.
En 1935, Darrow vend « son » jeu au grand fabricant de jouets Parker Brothers. A la faveur du succès, l’entreprise ne tarde pas à découvrir que le jeu existait déjà dans le domaine public. Parker Brothers obtient le silence de Lizzie Magie lui faisant miroiter la publication de deux autres de ses jeux. Celle-ci meurt en 1948 et à la ligne « fabricante de jeux » de ses comptes annuels on peut lire la mention « 0 $ ».
Cette spoliation en bonne et due forme serait restée largement méconnue si dans les années 1970, un certain Ralph Anspach, professeur d’économie, ne s’était pas retrouvé impliqué dans une bataille juridique avec Parker Brothers.
En cause, le jeu qu’il a créé, l’Anti-Monopoly, une décalque de l’original qui critique les cartels pétroliers et les monopoles capitalistes. Anspach est traîné en justice. Une bataille à la David et Goliath s’engage où ce dernier pour se défendre frôle la faillite, mais parvient à révéler qu’un jeu existait déjà. Ainsi parvient enfin l’identité de la véritable inventrice du jeu.
Mais justice ne lui sera pas rendue pour autant. Le réel s’en tiendra scrupuleusement aux règles du jeu : le plagiaire restera le seul crédité et s’enrichira sur le dos des autres terminant à la tête de son monopole. Et, bien sûr, sans jamais passer par la case « Prison ».¶