Livre audio : une voix pour soi

Le livre audio nous a été vendu comme une adaptation à notre vie moderne et au “multitasking”. Et si, au contraire, il nous offrait une nouvelle voie/voix pour la lecture et notre besoin de déconnexion ?

Paul Vacca
4 min readSep 21, 2020
© Martina Paukova pour le Guardian

Chassez le numérique par la porte, il revient par la fenêtre. Avouons-le : il nous est arrivé de nous gausser de l’OPA ratée du e-book sur le livre papier. Et de ces “darwinistes” qui nous prédisent l’avenir avec des courbes et des présentations powerpoint rutilants en forme d’apocalypse numérique : la mort du livre papier terrassé par le livre numérique.

Or voilà que depuis quelque temps on évoque le livre audio et ses courbes de croissance affolantes. Une disruption en cacherait-elle une autre au royaume du livre ?

Cette fois-ci, l’attaque est semble-t-il bien plus pacifique. Moins frontale en tout cas. Le livre audio ne vise pas directement à l’existence du livre papier, il proposerait plutôt une extension du domaine de la lecture l’ouvrant à d’autres publics : les rétifs à la lecture avant tout ou bien ceux qui sont en incapacité physique de lire.

Reste que dès qu’il y a Amazon dans le coin on est en droit de soupçonner que quelque chose de maléfique se trame. Et en effet, en 2008 Jeff Bezos a fait l’acquisition d’Audible, une start-up produisant des contenus pour 300 millions de dollars se lançant aussitôt dans une politiquez d’acquisition de droits éditoriaux audio agressive : de 88.000 titres en 2008 Audible en propose aujourd’hui 470.000 avec un système d’abonnement donnant accès au large catalogue de « littérature audio ».

Et de fait, c’est une drôle de guerre qui se joue entre Amazon et les éditeurs : le géant de Seattle en donnant vie à un segment audio rentable génère une nouvelle source de revenus non-négligeable pour les éditeurs (et d’ailleurs les droits flambent avec des castings de voix parfois dignes de productions hollywoodiennes) tout en les menaçant à terme sur le versant audio à travers une logique d’abonnement. On peut en effet lire cela comme un contournement ou un redéploiement stratégique. Ayant échoué à ubériser les éditeurs via le e-book, Amazon envisagerait désormais de les « netflixer » avec Audible en cheval de Troie.

Car on sent bien que l’objectif d’Amazon serait d’arrimer Audible à son écosystème vocal mis en place autour d’Alexa et consorts. La voix comme voie royale à tous les pans de nos vies : nos contenus, nos infos, nos achats, la commande de nos objets quotidiens et puis enfin notre bibliothèque.

Et il est vrai que d’un certain côté, le livre audio remplit parfaitement les promesses d’ubiquité proposée par les technologies vocales en permettant à chacun d’accéder à la lecture, là où le livre papier ne le permettait pas : sur le tapis de course, pendant un jogging, en commutant dans les transports, dans un bain ou même pendant « les tâches ménagères » (comme le suggère le site Audible). Le renouveau du livre audio est à ce titre l’enfant de la commodité, de l’indépendance, de l’hyperconnexion et du multitasking de nos temps numériques.

Mais, ô joli paradoxe, il en est aussi la parfaite négation. Le livre audio réveille également tout un pan d’un imaginaire des temps pré-numériques. Anthony Goff, éditeur chez Hachette Audio, interrogé par le Financial Times, a noté que les éditeurs ont d’abord intuitivement associé la demande pour le livre audio à une tendance au multitâche. Mais il ont finalement constaté qu’elle correspondait majoritairement à la recherche d’un « temps pour soi ». Depuis un an, un an et demi, souligne Goff, l’essentiel de la progression sur ce marché se fait avec des gens en déconnexion avec le multitâche : en ne faisant rien d’autre que d’écouter leur livre audio dans un besoin de se ressourcer.

Et de fait, cette nouvelle expérience nous permet de retrouver l’essence d’une expérience perdue. L’oralité du livre audio nous reconnecte avec une expérience familière de la lecture. Elle nous vers un temps où les histoires se racontaient autour d’un feu de bois ou par le truchement de la voix maternelle ou paternelle au seuil du sommeil…

O n imagine aisément ce que les contes ou légendes peuvent gagner à retrouver leur oralité originelle. Mais d’autres livres, souvent réputés exigeants, peuvent également sortir vainqueurs de cette opération de redécouverte par une nouvelle voix/voie. On pense notamment à Belle du Seigneur, roman parlé plus que narré, en symbiose avec sa genèse même puisqu’il fut entièrement dicté par Albert Cohen à son épouse d’abord, puis à sa fille. On peut aussi jouir avec Virginia Woolf d’un espace à soi en lisant Une chambre à soi ou se laisser porter parles monologues intérieurs de Mrs Dalloway. Ou s’immerger dans les « streams of consciousness » d’Ulysse de Joyce ou retrouver l’oralité explosive du style du Voyage au bout de la nuit de Céline.

C’est toute la richesse du livre audio : offrir une nouvelle voie au livre par la magie de la voix.

Car finalement les lecteurs audio semblent moins en quête d’une connexion avec l’écosystème numérique vocal — Alexa, Siri, Ok Google et les autres — qu’à la recherche d’une nouvelle voie intérieure.¶

Tribune parue dans Trends-Tendances le 16/01/2020.

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Paul Vacca

Auteur. Chroniqueur pour Les Échos Week-end. Intervenant à l'Institut Français de la Mode (IFM Paris), à l’ISG Luxury Geneva (Suisse).