L’expertise à la portée de tous

Dans un monde où tout le monde se proclame expert à quoi peut-on encore reconnaître un expert ?

Paul Vacca
4 min readApr 14, 2020
La blouse blanche, un accessoire qui peut asseoir sans trop de frais votre expertise

I l est un autre virus qui se propage dans la société, c’est celui de l’expertise.

Autrefois, l’expert autour de vous, c’était votre beau-frère, celui du déjeuner dominical, qui vous expliquait dimanche après dimanche la marche du monde. Maintenant — et a fortiori depuis les mesures de confinement où les repas dominicaux ont disparu — le virus de l’expertise se répand tous les jours sur les réseaux sociaux.

S’il cible en premier lieu de façon aiguë les populations à risques — chroniqueurs, artistes, sportifs, hommes politiques, énarques… bref, les habituels experts en expertises — il frappe tout le monde toutes catégories confondues.

Le virus de “l’expertise du dimanche” se reconnaît à sa forte capacité à muter.

Ainsi l’expert en géopolitique, en stratégie footballistique, en scrutins électoraux d’hier ajoute — actualité oblige — de nouvelles cordes à son arc se muant en épidémiologiste et infectiologue. Il est capable de dispenser un avis éclairé sur les différentes pistes de traitements, sur la distanciation sociale, sur l’efficacité relative des masques, sur l’évolution des courbes — en linéaire comme en échelle logarithmique tant qu’à faire –, sur les taux de létalité suivant des pays, sur la stratégie sud-coréenne face au coronavirus… Il exerce à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit et dans toutes les langues sur Twitter notamment.

On le reconnaît à ce qu’il sait infailliblement ce qu’il aurait fallu faire, ce qu’il faut faire et ce qu’il faudra faire.

Mais, trêve d’ironie, on a beau jeu de se moquer de tous ces «experts du dimanche».

C’est facile et surtout stérile.

D’abord, parce que l’expertise du dimanche— « the armchair expertise » comme disent les anglo-saxons — est la chose la plus partagée au monde.

Qui peut prétendre en être immunisé ? Que celui qui n’a jamais joué à l’expert du dimanche, ne serait-ce qu’une fois, jette la première pierre.

En matière d’expertise, qui que l’on soit, quels que soient nos diplômes, on est toujours peu ou prou dans le principe de Peter : en dehors de notre champ de compétence.

Que celui qui n’a jamais joué à l’expert jette la première pierre

Et heureusement finalement : parce que c’est une activité sociale indispensable. Si l’on ne prenait la parole uniquement pour évoquer les sujets que l’on maîtrise pleinement, le monde se réduirait à un vaste silence.

Donner son avis sur des sujets que l’on ne connaît pas, c’est notre façon de partager le réel : notre ignorance collective est notre ciment social. Imaginons un monde où seuls les experts estampillés et officiels seraient habilités à donner leur avis. Ce serait à coup sûr plus effroyable que Twitter.

E t enfin, et surtout, parce que l’expertise du dimanche vient combler un vide laissé par ce que l’on peut appeler faute de mieux “l’expertise réelle”.

Car justement qu’elle est-elle l’expertise réelle ? L’Expert, celui qui “faisait autorité” comme on disait, s’est dissous dans notre société devenue liquide. Dans cette période particulièrement incertaine, la figure de l’expert celle sur laquelle on pensait pouvoir s’appuyer devient elle aussi de plus en plus incertaine.

Faut-il s’en plaindre ? Pas nécessairement.

L’Expert, portant ses diplômes comme des décorations de guerre, celui que l’on écoutait sans oser le contredire, a pu à de nombreuses occasions faire la preuve de son inexpertise du haut de son Savoir de Sachant sachant qu’il sait.

Ce sont eux qui vous expliquaient doctement que 2008 serait une année fastueuse sur le plan économique et que Hillary Clinton ne pouvait pas ne pas être élue.

Mais, en paraphrasant G.K. Chesterton, on pourrait dire que depuis que l’Expert a disparu, ce n’est pas qu’on ne croit plus en aucun expert, on croit en n’importe quel expert. Avec son lot de narrations simplistes agrémentées parfois de boucs émissaires et de complots. Et un retour triomphal de la pensée magique et de la figure fantasmée de l’Expert Providentiel : celui qui détient le Savoir envers et contre tous. Chassez la figure de l’Expert, elle revient au galop.

L‘austère professeur d’université s’est simplement mué en druide ou en gourou des temps modernes.

Or, notamment face au coronavirus, ce cette inconnue qui brouille l’ensemble de nos équations avec des conséquences imprévisibles dans tous les domaines de nos vies, on pourrait souhaiter l’émergence d’une nouvelle forme d’expertise. Sans surplomb académique ni pensée magique.

Paradoxalement pour faire face à l’inconnu, la force de l’expert serait peut-être moins aujourd’hui son savoir que sa capacité à le remettre en cause et à l’interroger dans un contexte mouvant. Ce l’on appelle la méta-rationalité, cette capacité à reconnaître les limites de son propre savoir pour développer des solutions collectivement. Dans un monde où tout le monde se proclame expert, les véritables experts se reconnaîtront-ils peut-être désormais non pas aux choses qu’ils savent, mais aux choses qu’ils savent ne pas savoir.

Face à l’expert du dimanche qui sait infailliblement, l’expert sera peut-être celui qui sait douter.¶

Tribune publiée dans le magazine Trends-Tendances du 4 avril 2020

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Written by Paul Vacca

Auteur. Chroniqueur pour Les Échos Week-end. Intervenant à l'Institut Français de la Mode (IFM Paris), à l’ISG Luxury Geneva (Suisse).

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