Les heureux quiproquos des livres
Lire un livre, c’est toujours une forme de quiproquo. Mais il en est d’extrêmement heureux comme en témoigne cet épisode lumineux de la rencontre magique entre Umberto Eco et un certain abbé Vallet.
E n 1977, Umberto Eco, alors professeur de sémiologie à l’Université de Bologne, publie Come si fa una tesi di laurea, un ouvrage à destination de ses étudiants confrontés au défi de la thèse universitaire (la fameuse laurea italienne). Écrit à l’origine dans l’idée de s’épargner la répétition fastidieuse des mêmes conseils chaque année, l’ouvrage rencontre un succès éditorial inattendu. En 2015, il a même droit à des traductions française (Comment écrire sa thèse) et américaine (How to Write a Thesis).
Pourquoi donc avoir traduit en 2015 un livre ouvertement obsolète, puisque parfaitement exempt de toute allusion à internet ou même à Google (même si, reconnaissons-le, l’auteur a une bonne excuse : en 1977, Larry Page et Sergei Brin, les deux fondateurs du moteur de recherche, n’ont encore que quatre ans et internet attendra encore dix-huit bonnes années avant d’étendre sa toile sur le monde) ?
Et quel intérêt y a-t-il de surcroît à parler de ce livre encore aujourd’hui, à vous lecteurs, qui n’avez vraisemblablement pas — ou plus — de mémoire de thèse à rédiger ?
Tout simplement parce que les livres nous offrent toujours autre chose que ce que l’on attend d’eux.
Une anecdote rapportée par Eco dans le livre en offre d’ailleurs une splendide démonstration. Dans la partie intitulée «L’humilité scientifique», le sémiologue raconte comment sa propre thèse d’étudiant (consacrée au problème esthétique chez Saint-Thomas d’Aquin) fut sauvée par la rencontre inespérée d’un livre sur l’étalage d’un bouquiniste sur les quais de Seine à Paris.
C’est un passage particulièrement éclairant d’un livre signé d’un certain abbé Vallet qui permit au jeune Eco de sortir de l’impasse philosophique dans laquelle il se trouvait.
Bien des années plus tard, à la sortie Come si fa una tesi di laurea en Italie, Beniamino Placido, un philosophe et ami d’Eco trouve cet épisode trop beau pour être vrai. Dans le quotidien La Repubblica, il émet la malicieuse hypothèse que ce livre trouvé sur les quais et même cet abbé miraculeux auraient été inventés. Selon lui, son ami aurait présenté sa recherche à la manière de ces contes qu’il aime décrypter, où le personnage perdu dans les bois- comme lui dans la rédaction de son mémoire — rencontre soudain un «donateur» qui lui octroie une «clef magique» pour trouver son chemin.
Mais, quelque temps plus tard, Eco croise Placido : il lui certifie, la main sur le cœur, que cet abbé Vallet existe et qu’il possède encore le livre comme preuve chez lui ; de même qu’il se souvient parfaitement d’avoir annoté l’idée salvatrice d’un grand point d’exclamation rouge dans la marge. Rendez-vous est donc pris pour régler l’affaire.
Le jour dit, après avoir servi deux whiskies, le sémiologue gravit l’échelle de son incroyable bibliothèque (aujourd’hui léguée à la ville de Bologne) pour atteindre le fameux livre qui l’attendait depuis vingt ans blotti dans un rayonnage haut perché. Il le trouve, le dépoussière, l’ouvre avec une certaine émotion, à la recherche de la page fatidique.
C’est alors qu’il tombe sur son magnifique point d’exclamation rouge dans la marge !
Triomphant, Eco montre la page à son ami, puis lit le passage salvateur. Il le relit une fois, deux fois, haletant, puis pose le livre abasourdi : l’abbé n’y fait nullement le rapprochement (qui lui avait alors paru si génial) entre la théorie du jugement et la théorie du beau.
Et dire que pendant vingt ans, il avait été reconnaissant à l’abbé Vallet qui ne lui avait rien donné ! Cette «clef magique», c’est Eco lui-même qui se l’était fabriquée !
Un heureux quiproquo, en somme.
Pour autant, cela n’empêcha pas Eco de rendre un hommage à celui qui l’avait aidé sans le savoir en lui offrant deux ans plus tard un rôle fictif de donateur d’un manuscrit perdu dans le Nom de la Rose, ce roman dont des millions de lecteurs dans le monde savent qu’il n’est jamais question de « rose », sinon dans un splendide et obscur vers latin final (1).
De même que dans Comment écrire sa thèse, il n’est peut-être pas tant question de thèse que de cette aventure exaltante qui consiste à partir à la découverte de l’inconnu. Et à partager le fruit d’une quête intellectuelle, fût-elle menée avec du papier, des ciseaux, des fiches de lecture cartonnées ou avec Google.¶
(1) « Stat rosa pristina nomine, nomina nuda tenemus » (« La rose des origines n’existe plus que par son nom, et nous n’en conservons plus que des noms vides »)
Cette chronique a paru initialement dans le magazine Trends Tendances du 15 septembre 2021