Storytelling
Les histoires de licornes finissent mal (en général)
Splendeur et misère du storytelling “heroic fantasy” de WeWork : une épopée qui a achoppé.
Lorsqu’en 2013, pour les besoins d’une contribution au site TechCrunch, Aileen Lee, spécialiste du capital-risque, tente le terme de «licorne», c’est un succès foudroyant.
En affublant du nom d’une créature fabuleuse et mythologique les «start-up technologiques valorisées à plus d’un milliard de dollars », elle fait preuve d’une intuition fulgurante : elle sent que la nouvelle économie vit — et se vit surtout — dans une autre réalité. Pas étonnant que la communauté technologique ait adopté aussitôt la “licorne” dans un univers où vivent déjà des « business angels » qui veulent tous « faire du monde un meilleur endroit».
Avec l’avènement de la licorne, le storytelling de la nouvelle économie assume pleinement les codes du surnaturel et du fabuleux. Il quitte ostensiblement le rayon de la narration réaliste et psychologique avec sa longue tradition de héritée des récits d’apprentissage classiques — le “Bildungsroman”— pour gagner les rayonnages enchantés de l’heroic fantasy aux côtés des ouvrages de Tolkien et de tous les épopées nourries aux récits médiévaux d’Arthur et de la Table Ronde.
L a start-up WeWork incarne jusqu’à la caricature ce nouveau récit héroïque et fantaisiste du capitalisme libéré des codes narratifs réalistes. Avec son héros/héraut, le fougueux fondateur Adam Neumann, nouveau roi Arthur avec un jet privé en lieu et place d’un fier destrier. Comme il se doit, le héros est investi d’une mission : « Nous sommes ici pour changer le monde, rien d’autre ne m’intéresse » aurait-il avoué. Sa contribution à un monde meilleur se fera en transformant des espaces de bureaux laissés vacants à la suite de la crise de 2008 en open spaces au design brooklynisé et instagrammable. Avec salles de méditation, tables de ping-pong ou de billard, bière au fût et kompucha a gogo. Des espaces de co-working, direz-vous ? Mais vous n’y êtes pas du tout ! C’est l’incarnation d’une communauté d’esprit urbi et orbi — autour de la devise « We » — pour toute une nouvelle génération d’entrepreneurs.
Une nouvelle Table Ronde, en somme.
E t derrière Arthur/Adam Neumann, il y a un Merlin l’Enchanteur. Le sien s’appelle Masayoshi Son, un banquier de la puissante SoftBank investisseur valeureux à la tête d’un fonds spécial, Vision Fund, doté de 100 milliards de dollars pour nourrir ses licornes, dont certaines ont pour nom Alibaba et Uber. Le mythe raconte qu’il n’a fallu que 28 minutes pour que Son adoube le jeune chevalier Neumann. Il deviendra son mentor-magicien faisant pleuvoir l’argent magique — la bagatelle de 10 milliards de dollars en 2 ans — sur la société et poussant son héros à toujours se dépasser. D’autant que la force des récits de fantasy c’est précisément de se moquer des réalités terrestres et de construire sa propre réalité.
Une logique alternative. Comme celle qui consiste à valoriser avant tout les start-up qui ne sont pas rentables. Et dans le monde parallèle des licornes, perdre beaucoup d’argent est la voie royale d’être valorisé. C’est aussi la logique héroïque : plus le risque est grand, plus grande est sa bravoure. Perdre peu d’argent est un signe de pusillanimité, de médiocrité. A ce titre, WeWork est une entreprise valeureuse : elle saura perdre avec panache des milliards. Et à ce titre sera récompensée : elle atteindra à son apogée une valorisation de 47 milliards de dollars.
Jusque-là tout va bien dans le monde enchanté de l’heroic fantasy. Mais Neumann commet l’erreur de croire à son propre récit : il se rebelle contre son mentor faisant des caprices et s’imaginant être invincible. Dans une tentative d’asseoir définitivement son pouvoir et celui de son épouse Rebekah — sa Guenièvre — il pousse les chevaliers-associés à faire sécession. Ensemble, ils exigent une introduction en bourse pour lever des fonds qui viennent à manquer cruellement.
Patratras. Le charme est rompu. C’est la fin de l’enchantement. Le réel fait alors irruption dans le récit fantastique et la licorne apparaît aux yeux du monde pour ce qu’elle est : une rossinante sous stéroïdes travestie en animal fabuleux. Une simple société immobilière déguisée en maverick technologique. Et là c’est la dégringolade. À mesure que la mise sur le marché s’approche ses espoirs de valorisation fondent : une perte de plus de 30 milliards de dollars.
Après l’apesanteur du récit fantastique, Adam Neumann découvre la pesanteur du réel. Pour l’heure, il n’a pas réussi à créer ce que Steve Jobs appelait un « champ de réalité distordue » : faire en sorte que son récit fasse plier la réalité. Et non l’inverse comme c’est le cas.
Mais l’épilogue n’est pas écrit. On raconte que Neumann serait à Tel Aviv dans l’attente de prendre une décision : vendre ou reprendre ? Quoi qu’il en soit, il doit être en train de réfléchir à la suite à donner à son récit. C’est un autre animal mythologique qui pourrait alors l’inspirer : Ouroboros, le serpent qui se mord la queue, symbole de l’éternel recommencement dans les légendes des Gnostiques. ¶