Les fables d’Uber

Avec Uber, le storytelling c’est du bullshitting

Paul Vacca
4 min readSep 30, 2019

“Ce qui a perdu Napoléon, c’est l’ambition. S’il était resté simple officier d’artillerie, il serait encore sur le trône ». Cette épigramme signée Henri Monnier qui souligne tout le paradoxe de l’ambition nous est venue à l’esprit à propos de Travis Kalanick : ce qui l’a perdu, c’est son cynisme sinon il serait resté à la tête d’Uber. Mais en fait sans ce cynisme, Uber n’aurait jamais été ce qu’il est aujourd’hui. Son mot d’ordre pourrait être : “Ne pas faire ce qu’on dit et ne pas dire ce que l’on fait”.

C’est ce que confirme Super Pumped, un livre sorti cette semaine aux Etats-Unis, signé Mike Isaac, journaliste technologique au New York Times, qui retrace l’aventure Uber et le parcours de Travis Kalanick à la tête de la plateforme de transport jusqu’en 2017 date à laquelle il a été prié de quitter l’entreprise. La thèse de l’auteur est que ce n’est pas en dépit d’un non-respect des règles éthiques et de la parole donnée, mais précisément parce qu’il les a enfreintes qu’Uber est devenu ce qu’il est.

Si toute entreprise, et notamment les start-up, a une tendance à la « narration hyperbolique » — « mon entreprise est fantastique ! », « nous allons changer le monde ! » etc. — Uber a excellé dans l’art de l’affabulation métaphorique : l’art de produire des fables.

L a première fable, c’est celle de ce que l’on a appelé l’ubérisation. Car de fait elle n’est qu’un pur fantasme qui n’a jamais eu lieu. Ce qui devait être le récit d’une disruption, à savoir d’une guerre éclair pour défaire les monopoles en place et les remplacer, s’est transformé en une guerre de tranchées laborieuse à l’issue plus qu’incertaine. Les pertes pharaoniques du dernier trimestre — 5,3 milliards de dollars — en témoignent. Car Uber a réussi l’exploit de s’introduire dans des centaines de villes dans le monde sans avoir jamais été rentable. Non seulement les taxis sont toujours là mais Uber est encerclé par une nuée de concurrents comme Lyft ou Taxify. L’entreprise se cherche d’autres champs de bataille tout aussi mouvants. En s’engageant avec UberEats sur le terrain extrêmement encombré de la livraison de repas à domicile ou avec ses vélos électriques Jump dans le panier de crabes de la mobilité urbaine.

Autre fable : celle de la rentabilité. Uber se retrouve face à un nœud insoluble: pour pouvoir espérer être rentable — ou au moins limiter les pertes — il lui faut soit augmenter le prix des courses au risque de ne plus être intéressant ou alors baisser encore la rémunération de ses chauffeurs qui atteint le seuil de l’exploitation. Avec un nouveau problème qui surgit : les pouvoirs publics font pression pour que les chauffeurs qui ont aujourd’hui le statut précaire d’auto-entrepreneur soient requalifiés en salariés. Ce qui plomberait encore plus le modèle économique de l’entreprise déjà bien défaillant.

Mais Uber possède une nouvelle fable dans son chapeau : l’avènement de la voiture autonome, la solution miracle pour la rentabilité de l’entreprise. Avec un calcul simple (et même simpliste) : la voiture autonome résoudrait ses problèmes de coût du travail. Plus besoin de chauffeurs. Et de fait, on raconte que chez Uber, on tremble que Google ou un autre concurrent arrivent à fournir avant eux une voiture autonome.

Cette fable est certainement la plus improbable de toutes. Déjà, parce qu’elle repose sur une pure spéculation à l’heure où nous parlons : qui peut donner objectivement une date de mise en circulation crédible de la voiture autonome ? Celle-ci est sans cesse ajournée. Quand on voit les problèmes que posent de simples trottinettes en ville que penser alors de robots sur quatre roues lâchés en milieu urbain ? Ensuite, parce qu’Uber serait alors confronté à d’autres problèmes bien réels : où parquer ces voitures autonomes dans des villes où l’espace manque et devient hors de prix ? Et s’ils n’ont plus de chauffeurs à rétribuer, comment évaluer les coûts d’acquisition, d’entretien et de maintenance des véhicules ? Personne ne sait. Et enfin et surtout l’argument est tout simplement absurde. Il ne tient pas debout même en termes narratifs : car si la voiture autonome existe un jour, pourquoi alors aurait-on besoin d’Uber en particulier ? En toute logique cela rendrait un opérateur comme Uber inutile.

Même si son cours de bourse a accusé une chute de 20% depuis sa mise sur le marché, il existe encore des gens pour acheter en bourse les fables d’Uber. Après tout, les fables sont comme les promesses, elles n’engagent que ceux qui y croient.

--

--

Paul Vacca
Paul Vacca

Written by Paul Vacca

Auteur. Chroniqueur pour Les Échos Week-end. Intervenant à l'Institut Français de la Mode (IFM Paris), à l’ISG Luxury Geneva (Suisse).

Responses (1)