Le Manifeste du parti dégagiste
U n spectre hante le personnel politique en exercice : le spectre du dégagisme. La menace sourde que — quoi qu’ils aient fait ou dit pendant leur mandat — cela se soldera in fine par un désaveu cinglant dans les urnes. Car le vote dégagiste est au comportement électoral, ce que le chamboule-tout est au jeu de société : il consiste non pas à prendre son bulletin pour élire quelqu’un, mais pour dézinguer les élus en place.
Quelle que soit leur étiquette politique et avec n’importe quel bulletin. Le parti dégagiste est un parti sans étiquette : ce qui lui importe, c’est de changer d’affiche. Peu importe, le bulletin pourvu qu’on ait le scalp de l’élu : il n’est qu’un d’exutoire d’une pure valeur transactionnelle.
Le vote, les experts politiques le soulignent, vaut rarement pleine et entière adhésion au bulletin choisi : il est l’expression d’une stratégie, d’un jeu de billard à trois bandes, d’une équation parfois indéchiffrable. Comme il procède souvent plus par élimination que par adhésion. Est-ce dû à la période particulière que nous traversons avec l’émergence de ce que l’on appelle désormais « l’électeur stratège » ? Pas sûr que le phénomène soit si neuf que cela.
Prenons l’élection présidentielle française. Depuis les débuts de la Cinquième République en 1958, seuls deux présidents en exercice se représentant pour un nouveau mandat ont été réélus : François Mitterrand et Jacques Chirac. Mais si tous les deux ont été épargnés par le phénomène dégagiste — contrairement à Valery Giscard d’Estaing battu en 1981 par François Mitterrand et Nicolas Sarkozy en 2012 par François Hollande pour leur réélection — c’est grâce à la configuration exceptionnelle de la cohabitation.
De fait, ce sont leurs premiers ministres respectifs, qui se présentaient face à eux, qui ont subi les foudres du dégagisme, leur servant de paratonnerre en quelque sorte. François Hollande en 2017 avait, quant à lui, préféré jeter l’éponge en se retirant de la compétition, devançant le couperet du dégagisme.
Dès lors, comment ne pas se demander si tout élu qui sort auréolé de la victoire ne l’est pas par défaut ? Cela pourrait expliquer du reste pourquoi les femmes et les hommes politiques sont si soucieux de se représenter même lorsqu’ils sont en mauvaise posture. Être réélu est peut-être la seule façon de se persuader que l’on a « vraiment » été élu pour soi.
Quoi qu’il en soit, le dégagisme raconte notre rapport d’électeurs à la classe politique. Il acte sa disqualification. Que ce soit sur le versant populiste comme l’expression du « tous pourris », l’idée selon laquelle de toute façon les femmes ou les hommes politiques seraient les mêmes quel que soit leur bord politique, donc que le vote ne servirait qu’à les remplacer comme des jetons interchangeables, sans illusion, jusqu’au prochain scrutin.
Ou alors dans une vision pseudo progressiste qui prône le remplacement par les gens hors du l’arène politique, par des novices ou des gens du privés. Ce qui revient à admettre que les politiques ne seraient bons que s’ils ne sont pas des politiques. C’est le mythe de la « société civile » où il suffirait de changer de personnes pour que tout change. Mais à partir de quand un élu issu de la société civile deviendra-t-il à son tour un politique qu’il faudra lui aussi remplacer ?
La règle tacite, on le voit bien, avec ce jeu du dégagisme, c’est que ceux qui en ont bénéficié un jour sont aussi appelés à en faire les frais tôt ou tard. C’est une vis — un vice ? — sans fin. En tout cas, tant que le jeu est encore possible. Car, par définition, il est impossible d’y jouer dans les régimes autoritaires. C’est un luxe que l’on ne peut s'accorder qu’en démocratie. Que celle-ci un jour fasse les frais du dégagisme, et c’est le dégagisme lui-même qui sera dégagé.¶
Cette tribune a paru initialement dans le magazine Trends-Tendances du 21 avril 2022