La voiture autonome, c’est le communisme

Où l’on s’aperçoit que ce que la voiture autonome « disrupte » à travers l’automobile, c’est bien le modèle de société qu’elle incarne : à savoir le capitalisme.

Paul Vacca
4 min readMay 4, 2021

I l y a une certaine ironie à voir la fine fleur du capitalisme — les géants de la Silicon Valley, les grands groupes automobiles dans leur ensemble de General Motors à Tesla, les acteurs de la mobilité comme Uber ou des smart cities — s’agiter autour de la voiture autonome en quête d’un nouvel Eldorado. Car tout à leur rallye technologique, ils ne semblent pas se rendre compte — ou préfèrent ignorer — que l’avènement de ladite voiture sans chauffeur signerait la fin de leur propre modèle économique : celui du capitalisme.

Car, osons le dire, en paraphrasant Karl Marx : un spectre hante la voiture autonome, c’est le communisme.

Que nos lecteurs attachés au modèle libéral se rassurent et que les aspirants au Grand Soir ne se réjouissent pas trop vite, non plus : ce n’est pas pour tout de suite. Il va falloir faire preuve d’un petit peu de patience avant de voir rouler une voiture autonome sur nos routes. Google et Tesla qui nous l’avaient promise pour 2018 ont laissé passer en toute discrétion la deadline. Et aujourd’hui on ne trouve plus personne de sérieux pour oser pronostiquer une date précise de mise en circulation de la voiture autonome.

Un retard à l’allumage qui trouve certainement son explication dans le fait que les différents acteurs ont pris conscience en avançant que l’écueil n’était pas d’ordre technologique. S’il s’agissait d’un pur défi technique — comme avec le smartphone par exemple — il y a de fortes chances que nous y serions peut-être déjà.

O r, au-delà de l’aspect industriel, les différents acteurs sont confrontés à un casse-tête bien plus large : un enjeu existentiel. Car ce que la voiture autonome « disrupte » à travers l’automobile, c’est bien le modèle de société qu’elle incarne. En ce sens plus qu’une simple innovation, la voiture sans chauffeur engendre un changement de paradigme en s’attaquant à ce qui constitue le symbole même de la société libérale et capitaliste.

Car l’automobile telle que nous la connaissons depuis ses débuts est le précipité de cette société. Comme le montre parfaitement une exposition proposée actuellement au Victoria & Albert Museum de Londres autour de la voiture — Cars: Accelerating the Modern World -, dès son origine la voiture a développé toutes les dimensions du rêve libéral : la mobilité physique et sociale, l’autonomie, l’individualisme (même si ce fut parfois à l’échelle de la famille), l’expression de son statut social, le contrôle — ou l’illusion de contrôle — de sa propre destinée, les vertus du dépassement de soi dans la vitesse, et jusqu’à sa volonté de puissance sociale et parfois sexuelle (la symbolique érotique parfois ouvertement explicite des publicités dans les Trente Glorieuses est un grand classique). Sans compter que, dès l’origine, l’esprit de compétition a été exalté à travers les premiers rallyes qui sont concomitants à l’émergence de l’automobile.

Les crises successives ont bien sûr écorné ce tableau idyllique : les questions de sécurité — qui ont surgi notamment lors de l’horrible crash survenu aux 24 heures du Mans en 1955 faisant 84 morts et 120 blessés et avec les chiffres de morts sur la route -, la crise du pétrole en 1974, les années de crise économique et de repli sur l’aspect utilitaire et enfin la prise en compte des enjeux écologiques…

Mais, in fine, rien qui n’ait remis en cause le modèle. Même aujourd’hui alors que la question du changement climatique vise l’automobile comme moyen de locomotion individualiste et carboné, les publicités du secteur perpétuent sans complexe la libido de contrôle, d’autonomie et de liberté. Ah ! Ces belles images de SUV en liberté sur les corniches flirtant avec le vide ou plus domestiquées dans la ville où les façades d’immeubles en verre reflètent leurs courbes racées…

Mais la voiture sans chauffeur pourrait y parvenir. Car la voiture autonome ne pourra par définition exister que si tous les conducteurs cèdent leur propre autonomie. Car son existence même est conditionnée par celle d’un écosystème de données commun où la volonté de chacun sera gérée et hiérarchisée dans un cadre collectif. Sa viabilité présuppose l’abandon des volontés individuelles autour d’un dessein commun, incarnée par la smart-city. Ce qui est peu ou prou la définition du collectivisme.

D’où l’ironie que nous évoquions en amorce de cette tribune : à travers la voiture autonome, les géants capitalistes foncent tout droit vers la négation de leur propre système. On comprend finalement qu’ils prennent leur temps.¶

Chronique parue dans le magazine Trends-Tendances du 30/01/2020

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Paul Vacca

Auteur. Chroniqueur pour Les Échos Week-end. Intervenant à l'Institut Français de la Mode (IFM Paris), à l’ISG Luxury Geneva (Suisse).