Comment Fortnite a tué le game
En un an et demi à peine, il a réussi à faire plonger le cours de bourse des géants du jeu-vidéo, plier Sony, et a osé affronter Google et qui est devenu le concurrent déclaré de Netflix. Fortnite, c’est plus qu’un jeu vidéo, c’est une potion magique.
O n aurait pu encore passer à côté si l’on n’avait pas été alerté par un de nos neveux. On avait bien remarqué sur les réseaux sociaux l’apparition de quelques chorégraphies de danses bizarres avec des personnages animés qui battaient des bras d’avant en arrière, mais on n’y avait pas approfondi la chose. Comme quoi, même en ces temps d’infobésité, l’effet papillon peut fonctionner à l’envers : un événement de la taille d’un tsunami peut ne provoquer qu’un battement de papillon sur nos radars. Et rester quasi imperceptible pour peu que vous ayez plus de 30 ans ou que vous n’ayez pas d’ado dans votre sphère familiale. Parce que, oui, ce phénomène c’est un jeu vidéo. Et la dernière fois que l’on a joué personnellement à un jeu vidéo, c’était pour une partie de Pac Man ou à Inspecteur Layton et aux Pokemon, alors…
« Si vous pensez que Fortnite n’est qu’un jeu vidéo, vous loupez la “big picture” »
Alors, on a enquêté sur le phénomène Fortnite en sismologue des manifestations sociologiques. Et là, en effet, on a découvert un tsunami. Des chiffres qui donnent le vertige : 3 milliards de dollars de bénéfice, plus de 200 millions d’utilisateurs recensés en novembre derniers soit plus de 400% par rapport à janvier. Tout ça pour un jeu qui est né en septembre 2017 ! Mais la déflagration se fait sentir au-delà de l’entreprise puisque Microsoft a annoncé récemment une hausse de 36% de ses revenus liés à sa console Xbox imputables selon eux pour moitié à Fortnite. De même, les casques audio spéciaux pour les jeux, très prisés des fortniters, ont vu leurs ventes boostées concomitamment.
Autre onde de choc — mais moins réjouissante cette fois-ci — les cours de bourse des géants du secteur du jeu ont été frappés de plein fouet. Notamment Take Two (l’éditeur des blockbusters Grand Thief Auto et Red Dead Redemption ) a chuté de 25% depuis juin et celui d’Activision-Blizzard (Call of Duty et Starcraft) a piqué un plongeon de 43%.
Mais au-delà des chiffres, ce qui est sidérant avec Fortnite, c’est la nature même du phénomène. Comme le dit Burt Helm, un journaliste de Fast Company : « Si vous pensez que Fortnite n’est qu’un jeu vidéo alors vous loupez la “big picture”. » Selon lui, Disney ferait bien de prendre garde car le succès sans précédent de Fornite aura autant d’implication pour le futur des médias que pour le seul secteur du jeu. Autre signe, Netflix a reconnu récemment que Fortnite constituait un motif de crainte bien plus sérieux que HBO son concurrent naturel.
Bref, alors que l’on nous promet tous les jours quelque chose de nouveau et de disruptif sur la planète numérique, avec Fortnite on sent que quelque chose est réellement en train d’emerger.
Et l’histoire même de cette émergence qui est captivante. Car elle est comme un cocktail d’ingrédients narratifs passés shaker : il y a du David contre Goliath, du film de casse façon inside man, du vilain petit canard… Une leçon de business en forme de conte de fées ou l’histoire d’un petit village qui résiste à l’envahisseur grâce à sa potion magique qui devrait nous inspirer, nous Européens.
Loin de la Silicon Valley
Fortnite c’est est avant tout un maverick, un vilain petit canard, un franc-tireur qui sévit en marge de la nomenklatura numérique de la Silicon Valley ou des grandes places mondiales. Alors que sur la West Coast, les big tech s’écharpent à coups de milliards pour faire émerger la next big thing, c’est à Cary, en Caroline du Nord à 4500 kilomètres de là, une ville de 160.000 habitants — on a dû chercher sur Goole Maps — qu’une « petite » société, Epic Games, même pas une jeune pousse, mais une « vieille » société de 27 ans, que naît la sensation.
Et plus humiliant encore pour les Titans du Nouveau Monde, la next big thing se fait sans le moindre saut technologique. Nada disruption ! Car avec Fortnite, les geeks amateurs de sauts technologiques sophistiqués risquent d’être déçus : pas de trace d’innovation de rupture ni de technologie disruptive de réalité virtuelle ou augmentée. En fait, Fortnite opère sa disruption de l’intérieur — ce qui la rend d’autant plus difficile à déceler par les concurrents — en surprenant tout le monde… avec ce qui existe déjà. En mélangeant des ingrédients éprouvés, on obtient quelque chose de totalement nouveau. Oui, Fortnite donne raison à un vieil adage qui veut que ce soit dans les vieux pots qu’on fasse les meilleures soupes. Et là, mieux qu’une soupe, c’est l’alchimie parfaite : une potion magique.
L’alchimie d’un jeu
Car le jeu en lui-même n’a rien de révolutionnaire. De fait, il emprunte sa trame narrative à un film d’horreur japonais lui-même tiré d’un roman qui a donné naissance à une série de manga et qui est devenu un genre en soi : le mode Battle Royale — d’après le titre du roman de Koshun Takami sorti en 1999 au Japon — un mix entre le survival dystopique à la Hunger Games et le «shoot them up » (« abattez-les tous ») c’est-à-dire le bon vieux jeu de tir. Le principe lui-même est d’une simplicité biblique, éprouvé jusqu’à la corde : cent joueurs sont parachutés sur une île et doivent s’affronter jusqu’au dernier. Le survivant est le vainqueur.
Reste que, sur cette base ultra-classique de jeu de survie et de tir, comme pour la recette du risotto, Fortnite s’est permis d’adjoindre quelques ingrédients que l’on n’a pas l’habitude de voir ensemble. Il y ajoute : des ingrédients de jeu en équipe comme sur Minecraft où les joueurs développent des projets en commun; une esthétique avec de beaux paysages féériques à la Zelda ; et puis, last but not least, les fameuses danses de la victoire aux chorégraphies improbables copyright visible du jeu devenu signe de ralliement des “fortniters” partout dans le monde.
Une des danses les plus célèbres étant The Floss où les danseurs agitent les bras dans des mouvements de métronomes ou de brosse à dents à l’envers des deux côtés du corps à la fois… D’ailleurs vous l’avez certainement déjà vue exécutée par des footballeurs après un but.
Fortnite par sa maestria à mélanger les genres fait immanquablement penser à un autre maverick : Pixar qui avec ses dessins animés est parvenu à créer une alchimie en injectant une dose de second degré et de poésie permettant d’être vu à différents niveaux. Ainsi, Fortnite réussit-il également à créer des ponts entre les différents types de joueurs, les sexes et même les générations —- disons entre 13 ans et 35 ans quand même…
Bref, Fortnite réussit à être inclusif là où les jeux vidéo reposent essentiellement sur une approche clanique — et c’est ce qui fait leur force — faite tout autant d’adhésion à certaines valeurs mais aussi de rejet. Il réussit à réunir ceux qui aiment les jeux de combats (concentrés sur une mission) et ceux qui aiment musarder ou échanger. Une équation plus facile à poser qu’à résoudre : car à vouloir satisfaire plusieurs publics, on court souvent le risque de déplaire à tous. L’addition des publics dans le domaine de l’entertainment se soldant souvent par une soustraction de l’audience. Or dans le cas de Fortnite, la greffe a visiblement pris générant une viralité exceptionnelle.
La gratuité, une formule payante
L e côté inclusif de Fortnite est encore accru par les choix en matière de business modèle : l’universalité par une accessibilité à tous et partout. Là aussi Fortnite a su faire des choix extrêmement judicieuxen optant pour la gratuité et l’accès multi-plateformes.
Fortnite a opté pour la stratégie du « vrai gratuit » en proposant l’accès au jeu sur le modèle free-to-play, à savoir gratuit avec formule d’achat. Concrètement, cela signifie que n’importe qui peut jouer sans bourse délier mais qu’il peut acheter, s’il le désire, des améliorations pour son personnage par exemple des déguisements — appelés des « skins » — ou bien des danses. Des améliorations qui sont de nature purement cosmétique, car elles n’influent aucunement sur la capacité à jouer. Car il existe a contrario une formule que l’on pourrait qualifier de « faux gratuit » pratiquée notamment par Fifa ou Candy Crush, c’est-à-dire le modèle pay-to-fast où les achats permettent d’accélérer sa progression dans le jeu. Ce qui amènent évidemment des distorsions de concurrence, là où Fortnite a fait le choix d’être parfaitement égalitaire. Et là encore : bingo ! puisque certaines études font état d’un pourcentage de 69% des joueurs qui auraient déjà effectué des achats pour le jeu — alors même que, rappelons-le, cela ne leur confère aucun avantage stratégique — juste pour améliorer leur look ou customiser leur personnage avec un panier moyen s’élevant à 85$. Là encore une forme de cercle vertueux se met en place, car ce sont les joueurs les plus satisfaits qui paient et qui visiblement sont heureux de payer. Si c’était un pays on pourrait dire que Fortnite a pris le meilleur du communisme et le meilleur du capitalisme.
Appel à toutes les plateformes
Fortnite a également fait le choix d’une approche ouverte, accessible sur toutes les plateformes, bref d’une libre circulation dans un monde décloisonné. Plus besoin d’être pieds et poings liés à une plateforme ou une console en particulier (Sony, Nintendo, Microsoft…) Un pari audacieux pour un jeu multi-joueurs en ligne mais qui est loin d’être un détail car cela transforme profondément la l’expérience de jeu : cela lui confère une forme d’accessibilité comparable à celle qu’ont su créer les réseaux sociaux.
Chacun peut jouer, échanger des conseils, créer des bases ou des pièges gratuitement avec n’importe qui à l’autre bout de la planète comme de l’autre côté du canapé. Les grandes réunions familiales on d’ailleurs été transformées par cette capacité de tous les ados à pouvoir jouer ensemble : le cousin World of Warcraft avec la cousine Candy Crush et le petit frère Angry Birds. Fortnite constitue désormais une forme d’esperanto du jeu. Ce qui de surcroît en augmente exponentiellement la viralité
David contre les Goliath
Une universalité qui a été conquise de haute lutte. Car « David » Fortnite a montré qu’il avait le courage d’affronter deux « Goliaths », en l’occurrence Sony et Google.
Sony d’abord qui en tant que fabricant de la console PS4 applique une règle d’airain en interdisant toute possibilité de jouer à un même jeu sur des plateformes concurrentes — Xbox ou Nintendo Switch — bref d’interdire la pratique du multi-plateformes. Et donc tout naturellement la marque japonaise a interdit l’accès de sa console à Fortnite. Or c’était sans compter la base qui a organisé une révolte façon Gilets Jaunes pour pouvoir utiliser leurs personnages sur d’autres plateformes en faisant monter la pression sur Sony via un hashtag guerrier #BlameSony. Ce qui a obligé la firme à opérer un repli stratégique en autorisant l’accès de sa console à Fortnite.
Une révolte aux allures de révolution puisque depuis des décennies la tradition voulait que le triumvirat Sony-Nintendo-Microsoft fixe les standards des relations de business avec les éditeurs de jeu et que ces derniers obtempèrent.
Même chose avec Google : s’attaquer aux Gafa semblait jusqu’à présent impossible. Et d’ailleurs tout éditeur passait obligatoirement sous les fourches caudines de Google et son magasin d’applications Google Play permettant aux utilisateurs de smartphones sous Androïd d’accéder à ses applications… tout en cédant au passage 30% de commission sur chaque achat. Or Epic Games avec Fortnite a décidé de ne pas se faire référencer sur Google Play et a invité sa communauté à se rendre directement sur le site, contournant ainsi Google et s’évitant la commission usuraire des gens de Menlo Park. Pari risqué mais remporté haut la main par Fortnite prouvant ainsi qu’il était possible de se libérer des chaînes des Gafa jusque-là incassables. Un petit pas pour Epic Games qui envisage d’aller encore plus loin en montant son propre magasin d’applications de jeux vidéo mais un grand pas pour l’économie. Et une leçon à tous ceux qui disent qu’il est impossible d’échapper aux géants du numérique, que l’on est obligé de collaborer avec eux, les rendant ainsi toujours plus forts et toujours plus incontournables.
Vers l’infini et au delà…
Ces deux bras de fer avec les géants prouvent l’esprit de liberté de Fortnite et leur aptitude à s’ouvrir en grand le champ des possibles en préservant leur modèle. Et aujourd’hui, libéré de ces chaines c’est vers l’infini et au-delà…
Car aux dires des afficionados, Fortnite c’est plus qu’un jeu : c’est une nouvelle expérience sociale. Un jeune joueur Owen Williams a d’ailleurs publié un témoignage sur le site Charged intitulé Fortnite n’est pas jeu, c’est une lieu où il analyse sa pratique du jeu. Il y reconnaît avoir beaucoup joué à Fortnite durant l’année 2018 tout en ne comprenant pas vraiment pourquoi il y prenait tant de plaisir. C’est un jeu sympathique, avoue-t-il, mais d’habitude les jeux multi-jouers le lassaient vite. Il se faisait constamment tuer car sur ce genre de jeu, il affrontait fatalement des joueurs aguerris — les gamers hardcore — qui eux sont là pour remplir une mission et gagner. Cela finissait inévitablement par devenir ennuyeux à la longue. Jusqu’à ce qu’il se rende compte que Fortnite c’était différent et que l’important en l’occurrence ne résidait pas dans le fait de jouer mais dans le fait de se retrouver en communauté. Pour lui, Fortnite un lieu où l’on converge pour traîner, discuter, échanger… Où l’on peut parler de tout et de n’importe quoi comme au téléphone avec les casques-micro et tout à coup s’écrier « ATTENTION DERRIERE TOI, UN SNIPER ! ».
Un tiers-lieu
Fortnite représente pour lui ce que les sociologues appellent un « tiers-lieu » — entre le travail (ou l’école) et la maison — un équivalent numérique du Starbucks, d’un centre commercial ou à l’appartement de Friends où chacun peut traîner et discuter. Cela rappellerait presque le café où les ados du siècle dernier passaient leur temps à refaire le monde pré-numérique entre un café à table pour discuter en clopant et le jeu d’arcade ou le flipper…
Force supplémentaire, un lieu où même les non joueurs peuvent être conviés car Fortnite n’est pas seulement populaire auprès des joueurs actifs ; il peut se regarder comme un sport — un e-sport plus précisément- notamment sur YouTube ou sur Twitch, la plateforme de streaming où l’on les joueurs s’affrontent. Et Fortnite commence à avoir ses stars comme Ninja, un joueur qui grâce à ses exploits (plus de 5000 victoires au compteur) aurait touché plus de 10 millions de dollars en revenus en 2018. De quoi devenir le sport avec le plus de pratiquant au monde…
Mais jusqu’où ira Fortnite ? Certains l’imaginent dans le futur absorber Facebook, Twitter et consort. Pour Owen Williams dans un monde où les médias sociaux sont devenus toxiques, épuisants et dangereux, le prochain réseau social, c’est Fortnite. Un lieu comme substitut au monde réel, pour parler en faisant quelque chose en même temps sans avoir à subir les assauts des milliers de trolls — et la présence de l’Oncle Gérard ou de Mamie Geneviève que l’on a été été obligé d’accepter sur Facebook ou sur Instagram!Un peu conte de fées tout cela ? Peut-être car n’oublions pas que Facebook était aussi à ses débuts un lieu idyllique… Alors qui sait ce que nous réserve Fortnite ? Mais pour l’heure s’il faut retenir quelque chose de l’aventure —surtout si l’on n’est pas joueur—c’est qu’il est possible de créer quelque chose dans le numérique sans les envahissants Goliaths numériques. Il serait temps que de nouvelles règles du jeu voient le jour où ce n’est pas toujours : et à la fin ce sont les GAFA qui gagnent. ¶