Adapter l’inadptable
Comment adapter l’inadaptable ? Des réponses dans “À La Recherche du Temps perdu” qu’adapta Harold Pinter pour Joseph Losey. Voici un texte que nous écrivions en 2006 pour “La Gazette des Scénaristes” et l’expérience de Pinter pourrait être utile pour Guillaume Gallienne alors qu’il s’apprête à adapter la Recherche pour la télévision…
Les œuvres inadaptables, certaines ont la capacité de provoquer une libido effrénée d’adaptations. Inaccessibles et adulées, elles sont comme des stars, bénies et maudites à la fois. Comme elles, elles ont un destin tumultueux. Citons le Don Quichotte de Cervantès sur lequel ont buté Orson Welles et plus récemment, lors d’un tournage-naufrage au tragi-comique donquichottesque, Terry Gilliam. Il y a aussi Belle du Seigneur, Voyage au bout de la nuit dont on annonce — enfin ! — les adaptations prochaines, Le Seigneur des Anneaux, ou Le Parfum qui sortira en salles le 13 décembre prochain.
La face cachée de l’Everest
Et star parmi les stars, il y a bien sûr A La Recherche du temps perdu.
Pourtant le roman de Marcel Proust n’est pas vierge de toute adaptation. Il y a eu Un amour de Swann de Volker Schlöndorff (1984, adaptation avec Peter Brook, Jean-Claude Carrière et Marie-Hélène Estienne), Le Temps retrouvé de Raoul Ruiz (1999, adaptation avec Gilles Taurand). Il y a eu aussi une adaptation contemporaine de La Prisonnière intitulée La Captive par Chantal Akerman (2000, adaptation avec Eric de Kuyper). Mais aucune de ces adaptations ne sont parties à l’assaut de La Recherche dans son ensemble. Elles ont limité leur ambition à des fragments de l’œuvre.
Deux réalisateurs, on le sait, ont tenté l’ascension de cet Everest littéraire : Luchino Visconti et Joseph Losey. Pas vraiment des réalisateurs de seconde zone. Visconti en fut tellement obsédé que certains de ses films portent la marque de cette passion (Le Guépard d’après Lampedusa, Mort à Venise d’après Thomas Mann, L’Innocent d’après d’Annunzio) au point, paraît-il, qu’il était tenté de les considérer comme des films « par défaut » !
Losey, pour sa part, confia le travail d’écriture à Harold Pinter avec qui il avait déjà collaboré avec succès sur trois adaptations : The Servant, Accident et The Go-Between. Losey mourut en 1984 sans que le film ne vît le jour, faute de moyens financiers.
Deux ascensions ratées. Mais cette dernière aventure n’est pas restée un pur fantasme. De cette équipée, il subsiste un document intitulé Le Scénario Proust. Sous ce titre à la Ludlum se cache rien moins que le scénario de A La Recherche du temps perdu que Gallimard a publié en 2003. Difficile de résister à la tentation de savoir à quoi aurait ressemblé le film de Losey imaginé par Pinter avec la collaboration de Losey et de Barbara Bray (productrice à la BBC et spécialiste de Proust).
Bréviaire
Dès sa prise en main, le scénario de Pinter étonne par ce qu’il n’est pas. Il ne fait pas 800 pages, mais tout juste 205. Un rapide survol montre qu’il est très rythmé (455 séquences) et plutôt aéré, sans colonne de dialogues interminables, ni colonne de gauche surchargée. Plutôt surprenant quand on connaît la densité du texte d’origine.
Dans sa préface, Pinter explique comment il s’y est pris dans ce qui pourrait constituer, résumé en une magistrale concision, le bréviaire de toute adaptation.
D’abord, se perdre dans l’œuvre :
“Je consacrai trois mois à lire chaque jour À la Recherche du temps perdu. Durant ma lecture, je pris des centaines de notes, mais restai très perplexe quant à la façon d’aborder une tâche d’une pareille ampleur.”
Une immersion sans a priori, d’où jaillit une certitude :
“La seule chose dont j’étais certain, c’était que ce serait une erreur de chercher à faire un film centré seulement sur un ou deux volumes… Une adaptation ne serait légitime que si l’on s’efforçait de distiller la totalité de l’œuvre, d’incorporer tous les thèmes majeurs en un ensemble compact.”
Puis vient le moment de déterminer la ligne de force, la dynamique de cet « ensemble compact ».
“Nous décidâmes de fonder l’architecture du film sur deux principes directeurs et contrastés : un mouvement descendant, essentiellement narratif, vers la désillusion et un autre plus intermittent, vers la révélation, s’élevant vers le point où le temps perdu est retrouvé et se fixe à jamais en art.”
Allant plus avant dans son travail, Pinter met à jour la clé dramaturgique de l’œuvre :
“Quand Marcel, dans le Temps retrouvé, déclare qu’il est maintenant capable de commencer son œuvre, il l’a déjà écrite. Nous venons justement de la lire. Il fallait trouver le moyen de restituer sous une autre forme cette remarquable conception.”
Et enfin, Pinter livre la philosophie de toute adaptation :
“Nous savions, poursuit Pinter, que nous ne pourrions en aucun cas rivaliser avec le roman. Mais pourrions-nous lui être fidèles ?”
Car c’est bien entre ces deux pôles que se joue tout le travail de l’adaptateur : ne pas chercher à « rivaliser » avec l’œuvre tout en tâchant de lui rester «fidèle». Subtile dialectique qui nécessite que l’on passe par une infidélité à la lettre du roman pour mieux demeurer fidèle à son esprit…
Laterna magica
Le résultat est éblouissant. Au sens figuré comme au sens propre. Car Pinter a réussi à dégager les lignes force de l’ensemble, à respecter l’architectonique générale et la progression organique du roman, en étant à la fois léger et puissant.
Un art acéré du less is more dans les dialogues, les descriptions et les didascalies, qui parvient à dégager toute la poésie et la luminosité de l’œuvre. Au fil des pages, les images naissent comme si elles étaient projetées par la lanterne magique de Marcel à Combray. Et l’on se dit que Pinter a réussi ce que devrait tenter métaphoriquement toute adaptation : être la lanterne magique de l’œuvre dont elle s’inspire.
Cette lanterne magique que nous voyons tournoyer entre les lignes en lisant ce scénario virtuose, n’aurons-nous pas la chance de la voir un jour colorer un grand écran ? Après les forfaits de Visconti, et de Losey, y aura-t-il quelqu’un pour relever le défi ? Existe-t-il une chance que ce scénario devienne autre chose qu’un rêve de film ?
Madeleines dérivées
L’inadaptabilité n’est pas une fatalité. On a envie de croire à l’idée, peut-être un peu naïve, que dans chaque livre réside, enfouie, une adaptation idéale, comme dans chaque roche informe se cache une statue qui ne demande qu’à être révélée. Tout alors est une question d’alchimie et de rencontres : entre scénariste, réalisateur, acteurs et aussi producteurs…
Il a manqué à La Recherche les financiers pour que la rencontre soit totale. On sait que Visconti avait déjà fait son casting (il pensait notamment à Alain Delon pour le rôle de Swann). Et en 2006 — date de la parution de ce présent article dans la Gazette des Scénaristes — , on ne voit pas ce qui pourrait davantage emballer les partenaires financiers. Le potentiel en droits dérivés de l’œuvre de Proust est toujours sujet à caution. Même si l’idée peut paraître jouissive, on voit mal son adaptation en jeu vidéo, ou des figurines à l’effigie de Charlus, Verdurin, Swann ou Odette offertes dans les boîtes de céréales… A part un fabricant de madeleines, qui pourrait trouver un débouché merchandising dans le film ?
Asymptote
Pourtant il nous semble que la raison profonde du naufrage de ces projets est à chercher ailleurs. Et si tout simplement ils avaient achoppé sur le même écueil : le simple fait que c’est le cinéma, finalement, qui n’était pas adapté à La Recherche dans son ensemble ?
Comme le remarque Pinter dans sa préface concernant Le Temps retrouvé (de Proust) : « Tout le roman est pour ainsi dire est contenu dans le dernier volume ». Et de fait son adaptation par Ruiz et Taurand est le meilleur compromis possible pour le cinéma — qui plus est parfaitement maîtrisé — entre l’unité de temps et de lieu (la soirée chez les Guermantes) et l’évocation de tous les thèmes de La Recherche. Ainsi, plutôt que d’aborder La Recherche frontalement comme souhaitaient le faire Losey et Visconti, les scénaristes l’ont abordée asymptotiquement.
Faut-il alors abandonner le rêve de voir la Recherche adaptée dans son ensemble ?
Marcel en prime-time
Nous ne pensons pas. Il faut simplement repartir d’un autre postulat : et si son destin était d’être adapté en télévision ?
Autant cette hypothèse était parfaitement inconcevable en 1973, lorsque Pinter a rédigé son scénario — pour des raisons techniques -, autant aujourd’hui elle prend tout son sens. Car comme le remarque Pinter : “le sujet était le temps”. Et qui peut mieux que la télévision permettre au temps de se déployer.
Cette hypothèse fera certainement grincer des dents les « gardiens du temple » proustien (une catégorie de personnes qui pense que Proust n’a écrit que pour eux). Quoââââ ! Marcel en praïme-taïme ! Quelle horreur ! Mais c’est qu’ils ont décidé de rester aveugles aux sauts qualitatifs que la télévision a effectués depuis quelque temps en termes de narration et de réalisation, se libérant de plus en plus pleinement des références cinématographiques pour se créer sa grammaire propre (qui, rançon de la gloire, se trouve maintenant allègrement pillée par le grand écran).
Que l’on songe à la liberté acquise par la télévision dans le choix des thématiques, dans le maniement des mélanges de genres, dans traitement audacieux des points de vue, dans les distorsions temporelles (ellipse ou dilatation temporelles), dans le traitement des histoires parallèles et leurs savants enchevêtrements… et enfin tout simplement dans le style, et on comprendra que la télévision est la candidate idéale à adaptation de l’ensemble de La Recherche.
Dramaturgie efficace
Elle pourrait se déployer autour d’un arc narratif simple (celui d’une quête, d’une « recherche » : « Comment Marcel est enfin devenu écrivain ») sur plusieurs « saisons » qui respecteraient leurs colorations particulières : Combray (Du côté de chez Swann), Balbec (À l’ombre des jeunes filles en fleurs), la vie mondaine (Le côté de Guermantes et Sodome et Gomorrhe), Albertine (La Prisonnière et Albertine disparue) et la révélation (Le temps retrouvé).
Et elle permettrait de développer toutes les palettes d’émotions et de libérer à l’écran les ressorts dramaturgiques de l’œuvre de Proust. Car si l’on sait que La Recherche est un kaléidoscope de sensations mêlant rires, satire, émotions, émerveillement artistique, on connaît peut-être moins les ressources dramaturgiques que recèle le roman. Qui pourtant sont nombreuses et efficaces : eh oui ! La Recherche possède aussi ses cliffhangers, ses tensions, ses revirements, ses mystères, ses secrets et son twist final.
Toutefois, on pourra rétorquer que le modèle économique restera, lui, introuvable… Comment amortir une telle série, forcément coûteuse ? Question de foi et de risque, comme toujours.
Et à celui qui désirerait entreprendre ce travail, nous ne saurions trop conseiller la lecture du scénario de Pinter. Il pourrait utilement lui servir de lanterne magique pour éclairer le chemin à suivre. Et aussi ses nuits blanches…¶