La fiction peut-elle nous aider pour construire le “monde d’après” ?

Peut-être le « monde d’après » gagnerait-il à se penser, non comme une utopie, mais comme une uchronie.

Paul Vacca
4 min readMay 18, 2020
© Kevin Lucbert pour Télérama

Ces temps-ci, la réalité fait une concurrence déloyale à la fiction. On a appris, par exemple, cette semaine, que la mise en chantier de l’écriture de la saison 6 de Black Mirror, la série d’anticipation apocalytico-technologique créée par Charlie Brooker et Annabel Jones, était reportée. N’est-ce pas logique : ne l’avons-nous pas finalement vécue ces dernières semaines, cette sixième saison ?

Cette concurrence menaçait déjà Black Mirror avant la pandémie. La série dystopique donnait de plus en plus le sentiment de décrire non plus notre avenir, mais notre présent. A l’image de l’épisode Chute libre où tout le monde se note de 0 à 5 et qui raconte une réalité déjà à l’œuvre en Chine. Ce qui est vertigineux c’est de voir à quel point le futur fond toujours plus vite sur la série — et donc sur nous — au point de la rattraper.

La raison invoquée par la production est qu’il ne faut pas désespérer le spectateur en cette période. Pourtant, il semble que notre appétit pour les récits apocalyptiques s’est accru ces temps-ci. Nous nous sommes davantage tournés par exemple vers La Peste, le roman sombre d’Albert Camus que vers Noces son recueil solaire où il célèbre la plénitude et la communion avec la nature. La confirmation que la fiction ne remplit pas la seule fonction d’évasion ou de compensation. Les œuvres dystopiques nous offrent des clefs de lecture pour temps difficiles : elles nous éclairent — fût-ce avec noirceur — sur notre présent.

Mais que faire pour le futur ? Les dystopies nous laissent démunis n’offrant guère de solutions constructives pour l’avenir — au mieux quelques improbables sursauts individuels souvent suicidaires. Logique : une dystopie qui apporterait des solutions constructives cesserait de facto d’en être une. Ce serait plutôt un escape game.

Faire le choix de l’utopie, alors ? C’est d’ailleurs ce que l’on a vu émerger très vite en contrepoint au cours de l’épidémie : des envies boulimiques de reconstruction et d’élans utopiques. Une narration collective, en réaction à notre dystopie vécue, a pris forme, incarnée par des tribunes et des appels solennels à la création de ce désormais fameux « monde d’après ».

Une ré-émergence spontanée des récits utopiques des « grand soirs » et autres tabulæ rasæ à travers, par exemple, l’appel en 100 propositions d’une personnalité écologiste ou d’une pétition contre le consumérisme signée par 200 VIP.

Mais pas plus qu’un monde tout en noir, un monde tout en rose peut-il vraiment nous être d’une aide ? Car on peut dire de l’utopie ce que Charles Péguy disait de la philosophie d’Emmanuel Kant : “elle a les mains propres, mais elle n’a pas de mains”.

U n autre genre littéraire nous paraît bien plus fécond pour espérer construire un nouveau futur : c’est l’uchronie, ce genre fictionnel qui repose sur le principe de la réécriture de l’Histoire à partir de la modification d’un élément du passé. Comme Fatherland, le roman de Robert Harris qui postule que les nazis ont gagné la Seconde Guerre Mondiale ou Le Complot contre l’Amérique, où Philip Roth imagine que Charles Lindbergh, l’aviateur sympathisant des thèses nazies a battu Roosevelt lors des élections de 1941, plongeant l’Amérique dans le chaos…

Ce principe a pu donner naissance également à des comédies comme dans le film Yesterday sorti l’an dernier où son réalisateur, Danny Boyle, imaginait — mais sans grande imagination — un monde où les Beatles n’auraient pas existé.

Et plus près de nous, avec la série autrement inventive Hollywood où Ryan Murphy réécrit l’histoire de l’industrie hollywoodienne après-guerre libérée des tabous de genres, de race et de pratiques sexuelles… Et si une femme avait été à la tête d’un studio ? Et si certains avaient fait leur coming out ? Autant d’hypothèses iconoclastes et réjouissantes qui détricotent et déconstruisent notre perception d’Hollywood.

Civilizations de Laurent Binet (Grasset) Grand Prix de l’Académie Française 2019

O n nous rétorquera qu’il s’agit là d’un outil de réécriture du passé—pas du futur. Et avec raison. C’est sa définition même. Pour autant rien ne nous empêche d’utiliser l’uchronie pour se projeter vers l’avenir.

C’est ce à quoi nous invite Civilizations (Grasset), le roman de Laurent Binet paru en septembre 2019 — et couronné par le Grand Prix du Roman de l’Académie Française 2019 — qui fait l’hypothèse que Christophe Colomb n’aurait pas découvert l’Amérique en 1492, que les indiens auraient été en possession des trois choses qui leur avaient fait défaut pour résister à l’envahisseur (à savoir le cheval, le fer et les anticorps) et qu’en 1531, les Incas ont entrepris d’envahir l’Europe…

Toute l’histoire du monde est donc à refaire et en premier lieu celle de la Réforme et du capitalisme naissant… La jubilation narrative de la récréation romanesque fusionne avec celle constructive de la « re-création » d’un autre monde comme dans le jeu vidéo Civilization — dont le titre du roman s’inspire — où il s’agit bâtir sa propre civilisation.

C’est la magie réversible de l’uchronie où le narratif se mue soudain en performatif : si le monde eût pu être différent, c’est qu’il peut l’être encore.

Là où l’utopie se contente de rêver une révolution, les uchronies comme celles de Laurent Binet ou de Philip Roth invitent à révolutionner notre vision des choses.

Peut-être le « monde d’après » gagnerait-il à se penser non comme une utopie, mais comme une uchronie.¶

Tribune parue dans le magazine Trends Tendances du 14 mai 2020

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Written by Paul Vacca

Auteur. Chroniqueur pour Les Échos Week-end. Intervenant à l'Institut Français de la Mode (IFM Paris), à l’ISG Luxury Geneva (Suisse).

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