“Ils étaient dix” ou l’insoutenable puissance de nos aveuglements

Dans “La Vérité sur Dix Petit Nègres”, Pierre Bayard se livre à un travail virtuose de déconstruction du chef-d’œuvre d’Agatha Christie. Il nous montre comment, nous lecteurs — mais aussi l’auteure elle-même — nous sommes laissés aveugler par la vérité. A lire aussi comme un bréviaire de tous nos aveuglements contemporains : biais cognitifs, vérités alternatives, complots, fake news etc.

Paul Vacca
4 min readMar 17, 2021

Ils étaient dix — autrefois connu sous le titre de Dix Petits Nègres—d’Agatha Christie, cela vous dit forcément quelque chose. On se souvient tous de l’intrigue : dix personnes ne se connaissant pas sont invitées à passer quelques jours dans une villa luxueuse sur une île au large de la côte anglaise qu’une tempête va bientôt isoler. Le piège est parfait : tous trouveront la mort les uns après les autres suivant un mode opératoire inscrit dans une comptine. La police se révèlera incapable de trouver une explication à cette série de meurtres. Il faudra attendre la lettre-confession du coupable, publiée à la fin de l’ouvrage, pour connaître enfin la vérité…

Eh bien, oubliez cette lettre ! Cette révélation finale est une fake news. Vous avez bien lu : Agatha Christie s’est trompée et nous a livré un faux coupable. C’est ce que révèle Pierre Bayard, dans son dernier essai La Vérité sur « Dix Petits Nègres » (Éditions de Minuit). Et il le prouve en nous offrant, par la reprise de l’enquête, l’identité du véritable coupable.

Psychanalyste, professeur à la Sorbonne et auteur d’une vingtaine d’ouvrages, Pierre Bayard avait déjà prouvé ses talents de contre-enquêteur, il y a vingt ans en démontrant que la reine du crime s’était déjà trompée dans la résolution de l’énigme menée par Hercule Poirot dans Le Meurtre de Roger Ackroyd1[1]. Dans la même série des « erreurs judiciaires de l’histoire littéraire », il nous a également révélé la vérité sur Hamlet[2] et rectifié l’erreur commise par Sherlock Holmes dans Le Chien des Baskerville[3].

Ici, à nouveau, le résultat est implacable. En tournant les pages c’est comme si l’on désassemblait un puzzle pour en rassembler à nouveau les morceaux mais pour obtenir une tout autre image (celle par exemple où l’on verrait un lapin en lieu et place d’un canard).

L’auteur se livre ici à un travail d’illusionniste à rebours. Attention, il ne réécrit pas le texte d’Agatha Christie. Il n’y apporte aucune variante. Il s’en tient strictement au texte partant même de l’original en anglais. En fait, Bayard expose la vérité enfouie — « la clé invisible » — au cœur du roman que ni les policiers, ni les millions de lecteurs et ni même l’auteure n’ont su voir.

I l y a au moins trois niveaux de lecture qui s’imbriquent telles des poupées russes dans cet essai :

  • Il se lit d’abord et avant tout comme un roman policier. Un page turner. Et nous défions quiconque de commencer cette enquête policière au carré sans la finir d’une traite. Vous saurez enfin ce qui s’est réellement passé sur l’île au Nègre.
  • C’est aussi à un autre niveau une évocation envoûtante des liens complexes et complices qu’entretiennent à notre insu réalité et fiction. L’auteur allant d’ailleurs jusqu’à céder sa place de narrateur au (ou à la) véritable coupable.
  • Le troisième niveau est plus terrifiant encore. Car à l’heure des fake news, des troll factories et autres vérités alternatives, cet essai peut également se lire comme un bréviaire de démysthification par la mise à nu des mécanismes qui ont conduit à un tel aveuglement collectif.

Bayard propose un arsenal pour dissiper les brouillards de la mystification. D’abord par le décryptage de la mythologie littéraire de « l’île » qui s’apparente ici au topos de la « chambre close ». Ensuite plus largement en disséquant les procédés des prestidigitateurs comme le maniement de l’hallucination positive (en suscitant une image qui n’existe pas) ou négative (par occultation d’une image existante) et les illusions d’optique comme dans la célèbre image bifide du lapin et du canard qui nous empêchent d’adopter simultanément deux perspectives différentes.

Et enfin en analysant le rôle des biais cognitifs qui (dé)structurent notre façon de voir les choses. Partant des travaux des psychologues Daniel Kahneman et Amos Tversky qui ont souligné dès les années 70 les comportements irrationnels des acteurs économiques, Bayard expose le rôle d’agents perturbateurs que jouent conjointement l’intuition, l’effet de halo et les biais narratif, d’autocomplaisance, de cadrage ou de confirmation dans notre perception faussée de la vérité.

E t en même temps qu’il nous livre le nom du (ou de la) coupable, l’auteur nous dévoile une autre révélation : la vérité n’est pas un acquis mais le fruit d’une recherche. A enseigner dans toutes les écoles. La semaine dernière nous nous proposions de prouver en quoi la littérature pouvait être utile dans la conduite des affaires. Avec Pierre Bayard vous verrez comment elle peut être indispensable. Et de surcroît diaboliquement jubilatoire.¶

[1] Qui a tué Roger Ackroyd ? (Minuit, 1998 et « Double », 2008)

[2] Enquête sur Hamlet. Le Dialogue de sourds (Minuit, 2002)

[3] L’Affaire du chien des Baskerville (Minuit, 2008 et « Double », 2010)

Chronique parue dans le magazine Trends-Tendances du 7 février 2019

Paul Vacca

Auteur, chroniqueur et consultant. Intervenant à l’Institut Français de la Mode (IFM Paris)

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Paul Vacca

Auteur. Chroniqueur pour Les Échos Week-end. Intervenant à l'Institut Français de la Mode (IFM Paris), à l’ISG Luxury Geneva (Suisse).