Intelligence artificielle
IA: les dégâts d’une menace fantôme
Et si la menace de l’intelligence artificielle sur nos emplois reposait avant tout sur un quiproquo sémantique ? On pourrait s’en réjouir si cette peur du futur fantasmée n’avait des répercussions délétères et concrètes. Ici et maintenant.
Par essence la peur repose sur quelque chose d’irrationnel. Dès que l’on réussit à identifier l’objet de notre peur, celle-ci a tendance à refluer. Et si justement la peur par rapport à l’intelligence artificielle et la menace qu’elle représenterait sur nos emplois, via les robots — le conditionnel est important ici car personne n’est capable aujourd’hui de quantifier cette menace — reposait avant tout sur un tour de passe-passe sémantique ?
Ce tour de passe-passe c’est l’anthropomorphisme, cette tendance infantile que nous avons contractée depuis l’enfance de l’humanité et qui nous a toujours poussé à donner des caractéristiques humaines à tout ce qui nous entoure : aux divinités (les dieux de la mythologie grecque et latine ou le patriarche à la barbe blanche des chrétiens), aux animaux (comme chez La Fontaine ou Lewis Carroll) comme aux choses (la lune ou le soleil) ou même aux concepts (la Liberté guidant le peuple de Delacroix)… L’ère industrielle et le réalisme n’y ont rien changé: Zola parle de « bête humaine » pour évoquer un train à vapeur qui dévore les vies de ses personnages, et la carrosserie automobile a souvent été comparée aux formes humaines — et plus spécifiquement féminines. Stephen King dotera même une voiture d’une jalousie maladive dans Christine…
A l’ère numérique nous n’y échappons et nous faisons même mieux, deux anthropomorphismes valant mieux qu’un on a inventé celui du “robot” à qui l’on confère les caractéristiques physiques de l’homme à la machine et celui d’ “d’intelligence artificielle”, qui revient à lui faire crédit de nos qualités mentales. Car le fait même de parler d’ “intelligence” — fût-elle artificielle — revient à accréditer sémantiquement une potentialité humaine à une machine, un logiciel, un programme et même une cafetière.
Une fois ces termes d’équivalence posés, il est dès lors aisé de filer la métaphore : ce qui est équivalent peut être remplacé l’un par l’autre. C’est l’opération magique qui permet la transmutation. Le remplacement de l’humain par la machine apparaît comme un processus logique, naturel. D’autant plus naturel que dans le même temps — et c’est une constante chez les « remplacionnistes » — on réduit notre intelligence à des critères mécaniques (le QI) ou nos émotions à de « simples processus bio-chimiques » (dixit Yavel Noah Harari).
O r si l’anthropomorphisme a parfois des vertus poétiques ou ludiques — que l’on pense à la prolifération des logos des visages et aux émojis — il sert surtout ici une visée idéologique. Il concourt à alimenter ce que l’on appelle un mythe, à savoir une construction mentale dans laquelle on inscrit une idéologie pour la faire passer pour naturelle.
C’est précisément ce que démontre Antonio Casili dans son dernier essai, En attendant les robots — Enquête sur le travail du clic (Editions du Seuil), en soumettant le mythe du robot à un travail impressionnant de déconstruction.
Ce mirage du remplacement robotique pour évanescent qu’il soit possède un impact concret sur notre présent. C’est la force agissante des mythes.
D’abord, en montrant que l’idée automatisation intégrale vantée par les discours de l’innovation numérique n’est qu’une illusion de façade. Derrière les plateformes prétendues automatisées se cachent des hommes : non plus avec leurs bras, mais avec leur doigt. Facebook, Uber ou YouTube tourneraient à vide sans ce que Casili appelle les « micro-tâcherons du clic ». On pense évidemment à Tintin au Pays des Soviets où les usines ne sont que des trompe-l’œil servant la propagande communiste…
L’auteur prouve que le robot capable de remplacer l’homme et présenté comme une résultante des avancées technologiques est un mythe. Un vieux mythe déjà servi dans le passé. On en trouve des traces dès les années 1970 avec les thèses de Jeremy Rifkin et en remontant jusqu’en 1801 chez Thomas Mortimer, un économiste anglais, qui évoquait dans les mêmes termes la menace… du moulin mécanique ! Une prophétie qui se régénère de manière cyclique à chaque période. Un mirage qui s’éloigne en permanence dessinant un futur dystopique fuyant comme l’horizon.
O n pourrait pousser un soupir de soulagement. Se dire qu’après tout ce n’est qu’une simple lubie de prévisionnistes. Une menace fantôme. Sauf que, comme le montre Casili, ce mirage du remplacement robotique pour évanescent qu’il soit possède un impact concret sur notre présent. C’est bien là la force agissante des mythes. Ce remplacement que l’on agite dans un futur indéterminé accentue la précarité des ceux dont l’emploi serait sous le coup d’un éventuel remplacement. Ici et maintenant. Par une pression plus forte. D’autant que, fait nouveau, on assiste à une extension du domaine de la menace. Le mythe s’est longtemps cantonné à viser les tâches industrielles (via l’automatisation), puis les services (outils conversationnels) pour investir maintenant le champ des tâches intellectuelles (deep learning) voire celui la création artistique (algorithmes).
Ce n’est donc pas tant le robot qu’il faut craindre que l’ombre que cette fausse menace projette sur notre futur.¶
Chronique parue dans le magazine Trends-Tendances du 17 janvier 2019