Game of Thrones, la dernière série que nous regarderons ensemble

Et si en laissant bientôt Westeros derrière nous, c’est non seulement une série mythique que nous quittions, mais aussi un âge mythique de la série?

Paul Vacca
4 min readApr 12, 2019

Difficile d’ignorer que la huitième et ultime saison de Game of Thrones démarre ce week-end sur HBO et dans le monde entier. Des adieux bien préparés puisqu’il nous aura fallu attendre près de deux ans, là où la série avec une régularité de métronome depuis son lancement en 2011, nous avait habitués à une livraison annuelle.

David Benioff, D. B. Weis et George RR Martin, les créateurs de la série ont voulu semble-t-il offrir un baroud d’honneur à leurs millions de fans en manque. C’est d’autant plus important, car lorsque le 19 mai nous aurons laissé Westeros derrière nous avec l’ultime épisode, c’est non seulement une série mythique que nous quitterons, mais aussi un certain âge mythique de la série.

Car comme s’interroge Matt Zoller Seitz dans un article du magazine en ligne Vulture : et si Game of Thrones était la dernière série que nous regardions « ensemble » ? Et si la fin de la série marquait aussi la fin d’une ère de la série TV comme odyssée collective ?

Cela ne signifie pas bien évidemment qu’à l’avenir il n’y aura plus des séries aussi cultes, addictives ou spectaculaires que la saga HBO. Ce serait bien un comble avec les milliards de dollars qui irriguent le marché et la débauche de talents à l’œuvre. Mais peut-être ne verra-t-on plus de série possédant ce degré de communion, de lien social et d’engagement collectif. Car ce qu’aura apporté la série de HBO, c’est cette capacité à nous faire vivre collectivement des moments à l’égal d’événements sportifs ou même historiques, même si nous n’étions pas nécessairement des fans de le série : que l’on pense notamment au Red Wedding, à la Marche de la honte de Cersei ou à la résurrection de Jon Snow, inscrits dans notre légende collective…

Or cette magie doit autant au savoir-faire des créateurs qu’aux conditions même de réception de la série. Car Game of Thrones — même si elle ne date que de 2011 — appartient toujours à un monde ancien de la série. Malgré sa modernité et son sens de l’innovation, la saga demeure intimement liée au contrat narratif qui a fondé le genre depuis son origine avec l’ancêtre de la série, le roman-feuilleton : celui d’un rendez-vous ritualisé. C’est le mantra « La suite à demain ! » qui déjà en 1842 du temps d’Eugène Sue et de ses Mystères de Paris, galvanisait les foules autour de l’épisode du jour dont on parlait dans les cabinets de lectures, dans les cafés… et — comme nous l’avons raconté dans notre roman Au Jour le Jour (Belfond) — jusque sur les barricades de la Révolution de 1848.

Avec l’arrivée de Netflix et de tous les acteurs du streaming dans son sillage — Amazon Prime, Apple TV+, Disney+ etc… — c’est une nouvelle ère qui s’ouvre. En renonçant aux livraisons régulières d’épisodes dans le temps et en proposant tous les épisodes d’une saison d’un seul coup (de que l’on appelle la « délinéarisation »), ce n’est pas seulement un changement de degré mais bien un changement de nature qui s’opère dans la réception de la série. Outre un storytelling moins contraint aux cliffhangers absolument incontournables dans les séries découpées, cela génère aussi une réception différente: un approche individualisée. Car si regarder Netflix est une « activité sociale » partagée par des millions de spectateurs dans le monde, en réalité chacun regarde « son » Netflix. De la même manière, que des millions de personnes se « retrouvent » simultanément sur Facebook, mais chacune dans « son » Facebook paramétré. Là où la série linéarisée recherche la communion ritualisée, la série délinéarisée propose une communion sociale atomisée : où l’on est « ensemble mais isolément », « alone together », pour reprendre le titre du livre de Sherry Turkle.

D’ailleurs, Netflix a même récemment poussé plus loin cette expérience de « communion atomisée » avec Bandersnatch, un épisode spécial de la série anthologique Black Mirror où chacun pouvait progresser dans le récit de façon interactive — avec des alternatives — à la manière d’un jeu vidéo avec des fins et des segments d’histoires différents et des fins alternatives. In fine, même si on a tous regardé le même épisode, on n’a pas vu le même épisode.

E n ce sens, Netflix et la délinéarisation de la télévision jouent dans le domaine culturel le même rôle que les grands réfrigérateurs ont pu jouer dans les familles américaines : devenir le lieu où l’on va se servir ce que l’on veut à manger à l’heure que l’on veut au lieu passer à table ensemble. De la même façon chacun picotera sa série à son rythme sans la regarder ensemble

C’est peut-être cette demande de communion ritualisée qui explique le succès des blockbusters en salle. C’est le cinéma qui est semble-t-il en train d’endosser le rôle social que les séries n’assurent plus. Ne nous étonnons pas dès lors que le cinéma devienne fédérateur jusqu’à l’excès et de plus en plus sériel.¶

Editorial publié dans le magazine Trends-Tendances du 11 avril 2019

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Written by Paul Vacca

Auteur. Chroniqueur pour Les Échos Week-end. Intervenant à l'Institut Français de la Mode (IFM Paris), à l’ISG Luxury Geneva (Suisse).

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