La file d’attente, c’est chic !

Comment faire la queue est devenu hype à l’ère numérique.

Paul Vacca
4 min readFeb 4, 2020

S i elle n’a pas totalement disparu du paysage, ce n’est pas faute d’avoir essayé: le commerce en ligne, les tickets dématérialisés, le “clic and collect”, les magasins sans caisses, les réservations en ligne… Toutes ces choses censées nous rendre la vie plus fluide, sans frottements ni pauses.

Et surtout sans ce fléau inhérent à notre vieille société de consommation: la file d’attente.

Et pourtant, elle est toujours là et bien là. D’abord, en raison d’une donnée purement physique que connaissent bien ceux qui travaillent notamment sur les problématiques de circulation automobile : décongestionner un point de passage revient souvent à créer une congestion à un autre endroit ; on déplace simplement le problème.

C’est ce que l’on a pu observer de assez ironiquement lors de l’ouverture du premier Amazon Go — le supermarché sans caisses de la firme de Seattle. Plus de queue à la sortie, en effet, mais face au succès on avait dû installer une file d’attente… à l’entrée du magasin.

Si l’on parvient un jour à créer des magasins à la fluidité parfaite, on pourrait, en cas d’affluence, faire la queue, non pour sortir au moment de payer mais pour entrer : on aura simplement déplacé le problème de l’aval vers l’amont.

Idem pour le e-commerce qui en désengorgeant les magasins provoque des embouteillages dans les centres villes : à la file d’attente on substitue un bouchon. Un petit clic pour un grand embouteillage : l’effet papillon constaté à New York où le trafic du fait des commandes en ligne a explosé de façon inquiétante.

Mais il existe une autre raison non plus physique, mais sociale. Et à première vue totalement paradoxale. Dans ce qui devait être la décennie de la livraison à domicile via Internet, de la fluidité et du coupe-file, la file d’attente ne se contente pas de résister, elle devient chic : elle se mue en événement.

On la retrouve chez Gucci, chez Supreme, chez H&M — lorsque la marque lance une collection capsule avec Versace, par exemple—, chez Apple à chaque lancement d’iPhone…

D’une contrainte physique la file d’attente s’est muée en un élément culturel et social. Elle ressemble plus aujourd’hui à des flashmobs — ces rassemblements initiés par des appels sur les réseaux sociaux — orchestrés par les marques et leurs séries limitées.

La nouvelle file d’attente n’est plus subie; elle est choisie. Elle constitue un support de communication pour les marques qui mettent en scène l’attente des happy few, autant qu’une affaire pour le consommateur patient : certaines paires de sneakers en séries limitées à 200 exemplaires, achetées pour 100$ lors d’événements comme la Adidas Spezial Blackburn se sont retrouvées sur eBay au prix de 40.000$.

Paradoxe de notre société perfectionnée, faire la queue ce n’est plus se mettre en file, c’est devenu une manière de sortir du rang.

À quoi reconnaît-t-on la nouvelle file d’attente, comme celles qui s’étendent devant les restaurants Big Mamma ou le pâtissier star Cedric Grolet ? Ce ne sont pas celles carnassières du Black Friday, mais celles où les gens semblent heureux d’en être, échangent entre eux et prennent même des selfies pour immortaliser l’événement.

Paradoxe de notre société perfectionnée, faire la queue ce n’est plus se mettre en file, c’est devenu une manière de sortir du rang.

Aujourd’hui, avec cette nouvelle mythologie de la file d’attente, le mouton de Panurge se transforme en héros d’un récit partagé : il passe à la télévision, fait sa story Instagram en clamant « j’y étais », il est applaudi par les vendeurs de l’Apple Store comme s’il avait bravé les éléments pour traverser la Manche à la nage.

Bientôt il deviendra irrémédiablement ringard de distribuer des « coupe-fils » à sa clientèle VIP ; on préfèrera leur offrir un ticket pour avoir le privilège “participer à une file d’attente”, le nouvel espace VIP.

Alors que la consommation est toujours plus dématérialisée, la file d’attente est devenue l’une des rares matérialisations de ce que le philosophe René Girard appelait le désir triangulaire ou mimétique. Ce n’est pas seulement parce que l’objet est désirable en soi que l’on fait la queue ; l’objet tire aussi sa désirabilité du fait que l’on fasse la queue pour l’obtenir.

Les marques de luxe ou de street-wear l’ont bien compris dont la longueur de la file d’attente devient pour elles un baromètre.

Une stratégie vieille comme le monde : sur un marché, comment faire pour choisir le meilleur fromager ou poissonnier ? Se diriger vers celui dont la file d’attente est la plus fournie.¶

Tribune parue dans Trends Tendances du 9/01/2020

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Written by Paul Vacca

Auteur. Chroniqueur pour Les Échos Week-end. Intervenant à l'Institut Français de la Mode (IFM Paris), à l’ISG Luxury Geneva (Suisse).

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