DE(CON)STRUCTIONLAND

Un conte parabolique

Paul Vacca
10 min readFeb 19, 2022

Alors que les populismes s’étendaient sur la carte du monde, que partout triomphaient les clivages d’identités, de genres, de générations et de classes, ils surent qu’il fallait partir. Une poignée de femmes, d’hommes et d’enfants s’engagèrent sur leur caravelle sans matériau carboné pour fuir le fracas d’un monde devenu fou.

Ils déroulèrent leur plan : emportant le strict nécessaire, ils laissèrent derrière eux situations dorées, voitures et trottinettes électriques, appareillages électroniques, économies, stock-options, comptes Instagram et réseau 5G.

Pour ce périple, ils ne gardèrent que quelques livres que chacun destinait à son île déserte. Mais, surtout, ils prirent avec eux l’œuvre complète du philosophe Jacques Derrida (1930–2004), 43 ouvrages qu’ils rassemblèrent en plusieurs volumes[1] reliés sous couvertures rigides de plein cuir grainé emballés dans une malle cadenassée, étanche et ignifugée.

Venant d’horizons divers, de générations, de genres, d’origines sociales et culturelles ou d’orientations sexuelles, tous partageaient néanmoins le désir commun de prendre un nouveau départ affranchi des rapports de dominations multiples et variés. Ils se retrouvèrent à quai et sans regrets, à l’aube du premier jour du reste de leur vie, ils levèrent l’ancre mettant définitivement le cap sur une nouvelle vie.

Ce fut un périple épique.

Affrontant vents hostiles et avaries, ils endurèrent tous les supplices — mal de mer, gastroentérite, dysenterie, coronavirus… — sans l’aide d’aucune pharmacopée chimique. Alors que d’autres n’auraient pas hésité à jeter les malades par-dessus bord de peur qu’ils ne contaminent le reste des passagers, eux firent front ensemble. Personne ne périt durant ce périple car le voyage leur permit semble-t-il d’atteindre à l’immunité collective. Quelques nouveaux vinrent même enrichir la colonie de sang neuf. La résilience du groupe fut accueillie comme un heureux présage quant au bien-fondé de leur expédition.

Les côtes tant attendues furent bientôt en vue. Leur embarcation caressa alors le flanc de l’Amérique du Sud. Ils accostèrent aux abords de Rio de Janeiro, jetèrent à l’eau des esquifs mieux adaptés pour emprunter les fleuves et rivières. Ils s’enfoncèrent alors dans le continent toujours plus sauvage et verdoyant.

Lorsqu’ils aperçurent l’endroit, inhabité et verdoyant au cœur du Paraguay, à 150 kilomètres environ au nord d’Asunción dans le département de San Pedro, ils surent qu’ils étaient arrivés[2]. Loin de la civilisation connectée aliénée par des siècles de déterminismes et clivages, ils décidèrent d’y édifier une nouvelle civilisation sous la houlette du grand Jacques. Ils hésitèrent entre plusieurs noms Nueva Aurora, LandDerrida , puis un nom fut accueilli par l’évidence d’une franche unanimité : ce serait DECONSTRUCTIONLAND.

Les enfants batifolent dans les herbes hautes aux odeurs de vanille ; et chacun s’active pour rendre le lieu vivable. Tous petits ou grands, forts ou malingres, femme ou homme mettent la main à la pâte. Malgré la dureté du labeur, certains ressentirent le même frisson ludique que de jouer à Sim City ou à Civilization sur leurs consoles de jeux vidéo ou leurs ordinateurs. D’autres éprouvèrent les mêmes délices qu’à la lecture de Robinson Crusoë, des Métamorphoses d’Ovide, des poèmes virgiliens ou de l’Astrée… Mais décuplés car ils étaient illuminés par la splendeur du Vrai.

Il fallut mettre en place les habitations et commencer à cultiver de quoi procurer des moyens de subsistance à toute la communauté. La nuit venue, tous tombaient de sommeil exténués et heureux, s’endormant sourire aux lèvres sous le ciel étoilé, vivant tous ensemble dans une insouciante harmonie.

Une fois la survie du groupe assurée, il fallut songer à mettre en place le projet[3] pour lequel ils avaient bravé les éléments pour s’installer ici : poser les bases d’une nouvelle civilisation. Et ainsi donner au monde un nouvel espoir et prouver que l’on pouvait vivre de façon pleinement inclusive.

Bien sûr, d’autres avaient déjà tenté de faire de même par le passé, à l’abri du monde, mais autour d’une croyance, d’une religion, d’un leader charismatique ou du simple refus du progrès.

Eux, c’était différent.

C’était même l’exact contraire qu’ils entendaient construire. Ils avaient la ferme intention de refonder la civilisation en dehors de toute croyance, de toute religion ou de tout leader charismatique qui, s’ils parviennent parfois à souder puissamment un groupe, c’est toujours au prix de l’exclusion de tous les autres.

Ils gravèrent dans la pierre leur Manifeste. Leur volonté de revenir à l’aube des temps, de reconstruire une humanité une et indivisible en donnant vie à une nouvelle génération [4] libérée des anciennes croyances, sources de déterminismes et dualismes qui ont maintenu jusqu’alors le monde sous son joug, divisant et opposant toujours plus les femmes et les hommes du monde entier.

Et pour cela, ils étaient venus armés de leur modus operandi, l’outil de leur libération. Surtout pas de cultes ou de leaders, mais un outil à mettre en œuvre en commun : la déconstruction. Comme le préconisait Jacques Derrida, ils allaient s’affranchir des paradigmes aliénants, de tous les « platonismes » à savoir les dualismes cachés qui gangrénaient la civilisation. Car tous ces dualismes sont des oppositions et produisent nécessairement des hiérarchies et donc tout aussi nécessairement des oppressions. Comment ne pas voir les sujétions fatales qui lient les couples homme/femme, blanc/noir, visible/invisible, âme/corps, occident/orient, nord/sud ?

La déconstruction serait leur outil de refondation : il fallait déconstruire pour espérer tout reconstruire.

L a langue d’abord. Il n’y avait pas de raison qu’une langue prît le dessus sur une autre. Et surtout pas l’anglais, même si tout le monde ou presque la comprenait, ce vocable mondialisé qui s’était imposé fruit de l’impérialisme militaire puis économique. Alors, ensemble, ils élaborèrent un dialecte commun, le mélange de tous les langues existantes qui s’improvisait et s’enrichissait au fur et à mesure de certains mots d’enfants devenant un terrain de jeu collectif, une création et une récréation collective. Ils parvinrent à créer leur esperanto que tout le monde comprenait, tant il y avait l’envie de produire une langue commune.

On en profita pour bannir définitivement les genres masculin et féminin puisque à Deconstructionland, on ne voulut plus séparer et hiérarchiser suivant le genre comme c’était le cas dans les civilisations sous la coupe du patriarcat. Et l’égalité femme/homme qu’ils pratiquaient désormais devait évidemment se retrouver dans le langage (puisque le langage était un des éléments qui avait parmi d’autres choses construit et légitimé cette inégalité)

De même pour l’habitat et l’urbanisme, on opta pour des habitations communes et chacun pouvait dormir où il le souhaitait pour ne pas recréer un embourgeoisement autour de la famille. Déconstruire le capitalisme, les rapports d’aliénation et de domination voulut aussi que l’on s’affranchit des rapports familiaux.

Pour l’habillement chacun s’habillait comme il l’entendait. Ni costume imposé, ni appropriation culturelle. On pouvait se couvrir entièrement le corps et vivre masqué ; de même la nudité partielle ou totale n’était pas prohibée.

Pour l’éducation et l’enseignement, on s’appliqua surtout à apprendre à désapprendre puisqu’il convenait surtout de se débarasser de ce qui avait été enseigné. Dans des amphis improvisés sous les frondaisons, au bord du lac ou sous les granges on désenseignait toutes les matières : l’histoire, la géographie, les sciences dures et humaines, la philosophie. Et aussi et surtout la littérature. On désenseigna Homère, Dante, Shakespeare, Molière, Cervantès et jusqu’à Joyce, tous porteurs de dualismes enfouis…

Le soir venu, pour endormir les enfants, on leur déracontait des histoires, démontant les rouages narratifs et idéologiques des contes et légendes notamment. Tout le corpus des fairy tales y passa. De même que toutes les références tardives de la culture du divertissement furent elles aussi éparpillées façon puzzle. Comme les Aristochats par exemple où il était devenu impensable que les petites chattes se pâment à l’idée du mariage — qui n’existait plus — et que les chatons se bagarrent dans une surenchère de virilisme dépassé sous l’œil amusé de leur propre mère…

Dans un jeu de quilles jubilatoire, ils se mirent à l’unisson à abattre tous les paternalismes, tous les colonialismes, tous les capitalismes, racismes, tous les générationnismes, tous les genrismes, bref, tous les ostracismes de couleur, de genre, de passés. Tout le monde tombait d’accord. Une unanimité qu’ils n’avaient jamais rencontrée auparavant dans leurs AG, leur comité de quartier ou même leur start-up respectives, dans leur civilisation d’avant. Désormais, c’était différent. Ils étaient comme en apesanteur, en laboratoire à même de pouvoir mettre en pratique leur idéal d’inclusion.

Ce fut une ère d’une félicité incroyable.

Combien de temps dura-t-elle ? Sous ces latitudes de bonheur, le temps ne s’écoula plus. On eût dit le Sud. Le temps dura longtemps. Et la vie sûrement eût duré plus d’un million d’années. Et toujours en été.

Mais il y eut la Grande Pluie. Elle arriva sans prévenir[5]. Des giboulées qui enflèrent en trombes d’eau, puis en déluge. La colonie fut dévastée en quelques heures à peine. Il fallut fuir dans la montagne voisine heureusement pourvue en grottes. Un miracle troglodyte. Or cela voulait dire qu’il fallait se séparer. Chacun, mu par un réflexe de survie, se resserra naturellement autour du ses proches par le sang ou par des affinités culturelles, linguistiques ou sexuelles. Chacun s’attacha à survivre de son côté sans nouvelles des autres.

Puis le soleil revint et l’eau reflua. Chacun émergea de sa grotte et de son cauchemar et put redescendre vers la colonie.

On voulut reprendre le cours des jours. Mais plus rien ne fut comme avant.

Comme si la magie de la déconstruction collective les avait quittés. On s’obstina encore à déconstruire mais un je-ne-sais-quoi rendait tout cela mécanique.

Advint l’ère du soupçon généralisé : chaque pensée, chaque acte, chaque parole de chacun fut soudainement passé au crible de la déconstruction.

Tout jugement esthétique fut condamné : dire qu’une chose était belle ou qu’un être était agréable, revenait de facto à déconsidérer — ou plutôt à sous-considérer — les autres choses ou les autres êtres… Toute préférence se fait au détriment de quelque chose.

Le rire aussi fut en toute circonstance banni. Car le rire se produit toujours au détriment de quelqu’un et notamment au désavantage des plus faibles. Même l’humour considéré comme arme de défense contre les puissants — comme la caricature par exemple — entérine ce rapport de force. L’ironie aussi fut exclue comme étant parfaitement exclusive dans son fonctionnement même. En effet, s’adressant, par essence, à un groupe de happy few, n’étant perceptible que par ceux qui possèdent les clefs de lecture, l’ironie laisse naturellement de côté ceux qui ne la comprennent pas et crée une connivence au préjudice des autres.

Alors le langage lui-même, acte premier de leur refondation, s’en trouva affecté. Soudain les colons ne se comprirent plus. Même lorsqu’ils parlaient la même langue, ils se perdaient en querelles byzantines autour de la signification du moindre mot y débusquant parfois une infinité de sens latents. Comme si tous les mots même les plus familiers avaient perdus leurs vertus véhiculaires.

L’esperanto du début se mua alors en volapük.

Toute forme d’activité artistique ou intellectuelle, à l’instar de la peinture, de la musique, de l’écriture ou même de la lecture, fut condamnée comme des formes d’expressions personnelles et égotistes préjudiciables pour la cohésion du groupe. On brûla livres, toiles et cahiers.

Les moindres gestes du quotidien devinrent suspects : aider une personne — comme par exemple en lui tenant une branche dans la forêt pour l’aider à passer — c’était de fait la considérer comme inférieure, lui signifiant qu’elle avait besoin d’aide — sans compter que cela établissait subséquemment un rapport de dépendance, une résurgence même à son corps défendant des schémas de domination anciens ; jusqu’à la caresse, le sourire ou le clin d’œil qui furent classés comme des préférences affichées au détriment des autres ; on évita de se dire bonjour et de se souhaiter bonne nuit.

Impossible enfin d’exprimer par la pensée ou par le geste une préférence — qu’elle fût amicale et a fortiori amoureuse ou sexuelle — car cela revenait de facto à créer une hiérarchie et exclure le reste de la communauté.

La solidarité, l’amitié et l’amour devinrent sous ces tristes tropiques de bien tristes tropismes.

Au fil des minutes, des heures et des jours interminables, chacun perdit toujours un peu plus le goût de l’autre ; l’individualisme et le solipsisme devinrent leur lot commun.

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Lorsque, plus tard, des ethnologues inspectèrent les lieux, ils n’y trouvèrent aucune vie humaine. Ils s’interrogèrent sur cette forme d’habitat qu’ils n’avaient répertorié en aucun lieu du globe. Un habitat parfaitement éclaté auquel ils donnèrent le nom de biotope monadique. Des maisons dispersées et disparates dans ce qui ressemblait à un grand parc sans qu’aucun esprit architectural commun ne se dégage.

Tous ses habitants étaient morts. Seuls dans chaque unité d’habitation. À des âges différents. Inexplicable. Et d’autant plus terrifiant qu’il n’y avait aucune trace de carnage. Une Pompéi sans coulée de lave, un Ordre du Temple du Soleil sans effusion de sang. La disposition des squelettes dans des poses domestiques laissaient clairement penser qu’ils étaient morts sans violence. Plutôt d’ennui et de solitude. Dans une forme de soulagement.

Qu’est-ce qui avait pu les figer ainsi ? se demandèrent les chercheurs, sans trouver de réponse. Quelqu’un évoqua l’hypothèse d’un virus. Mais lequel ? Visiblement la faune prospérait : singes, tatous et cacatoès vivaient en parfaite harmonie. Une énigme qu’ils ne sont toujours pas parvenus à résoudre puisqu’aucun écrit ni dessin ne subsista.

Saisis de vertiges, les scientifiques quittèrent les lieux comme on fuit une terre maudite. Ils s’éloignèrent sans se retourner; sans voir le frontispice qui coiffait le portail d’entrée, mangé par la nature qui avait repris ses droits.

On devinait plus qu’on ne lisait désormais l’inscription DECONSTRUCTIONLAND.

D’autant qu’une plante carnivore était venue mordre quelques lettres, si bien que de loin, ils auraient pu lire DE***STRUCTIONLAND.¶

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Cette nouvelle a paru dans le magazine EXHIBITION MAGAZINE (Spécial Déconstruction) en mars 2020. Lisible en anglais ici.

[1] Parmi lesquels : De la Grammatologie (Editions de Minuit, 1967), La Voix et le Phénomène (Presses Universitaires de France, 1967) et L’Animal que donc je suis (Galilée, 2006)

[2] Il est fort cocasse de penser que les colons n’aient pas songé — ou alors inconsciemment — à Nueva Germania, cette colonie fondée en 1886 par Bernard Förster, le mari d’Elisabeth Nietzsche et la sœur de Frederich avec une poignée de colons allemands (cinq familles puis quatorze, toutes originaires de Saxe) dans l’intention de créer un lieu de refondation pour la race aryenne en Amérique du sud sur un modèle de société rurale qui démontrerait les qualités de la culture allemande et de la religion luthérienne.

[3] « Car c’est notre projeeeeeet ! » aimaient-ils à hurler ensemble comme un cri de ralliement au départ de chaque journée.

[4] Ce serait la bien nommée « Génération A » — succédant comme un recommencement à la génération X, Y et Z –qui verrait le jour sous ces tropiques.

[5] Sous ces latitudes tropicales, c’était pourtant un événement totalement naturel. Mais pour les colons ce fut, semble-t-il, quelque chose de construit. Un signe.

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Paul Vacca
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Written by Paul Vacca

Auteur. Chroniqueur pour Les Échos Week-end. Intervenant à l'Institut Français de la Mode (IFM Paris), à l’ISG Luxury Geneva (Suisse).

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