Dans l’intimité des chefs

Chef”, le nouveau roman signé Gautier Battistella (Grasset), nous plonge avec délices dans l’intimité des stars de la cuisine française… Une fresque balzacienne ponctuée de cliffhangers à la HBO aux antipodes de l’imagerie factice des émissions culinaires et des réseaux sociaux.

Paul Vacca
3 min readMar 21, 2022

Aujourd’hui, le chef est devenu une pure fiction. Avec un nouveau récit qui se déploie à longueur d’émissions culinaires comme Top Chef ou Le Meilleur pâtissier, et sur les réseaux sociaux avec des chefs “nouvelle génération” tout en tatouages et en selfies.

En résulte une forme de célébrité paradoxale comme sait la produire notre époque, entre surmythification et démythification. D’un côté, jamais peut-être les chefs n’auront été aussi adulés à l’égal de rockstars sous une déferlante de likes et de followers ; et, de l’autre, jamais ils n’auront été autant rudoyés, car pour avoir suivi une saison de MasterChef chacun se sent pousser une toque sur la tête et des étoiles sur la poitrine, soudain capable de juger en expert le dressage d’une assiette ou la composition d’un plat signé d’un étoilé.

Et que dire de l’homérisation de ses propres exploits culinaires sur Instagram, summum de cette « cuisine ornementale » que fustigeait déjà Roland Barthes dans une de ses Mythologies dans les années 1950 à propos des fiches-cuisine du magazine Elle.

Ironiquement, c’est un ouvrage de fiction qui se charge aujourd’hui de rendre une certaine réalité à cette profession : Chef, un roman signé Gautier Battistella qui vient de sortir chez Grasset. L’histoire de Paul Renoir, chef de 62 ans, tout juste sacré meilleur cuisinier du monde par ses pairs retrouvé mort un fusil de chasse à ses côtés. Pourquoi a-t-il décidé de mettre fin à ses jours alors que son restaurant sur les hauteurs du lac d’Annecy, arbore fièrement 3 étoiles au Guide, accueille une clientèle venue de Dubaï, Tokyo ou San-Francisco et affiche complet 9 mois à l’avance ? L’occasion pour Battistella de mener l’enquête en nous faisant revivre, à travers la trajectoire de ce grand chef, cinquante ans d’histoire de la cuisine française.

Chef, le « roman vrai » de la gastronomie française, raconte, comme une fresque balzacienne ponctuées de cliffhangers à la HBO, l’évolution de la profession depuis la fin de seconde Guerre mondiale : de la gastronomie sous l’égide des femmes (dont l’emblématique « mère lyonnaise », Eugénie Brazier) jusqu’au fooding en passant par la « nouvelle cuisine », le néo-bistrot, la fusion, la cuisine moléculaire etc. Le roman raconte aussi l’ambiance crue, machiste et martiale des « brigades » ; l’addiction aux étoiles du Guide, le graal pour lequel les chefs signent un pacte faustien : des nuits comme des micro-siestes et des jours de cauchemars éveillés ; les parcours entre rêves exaltés et destins brisés.

C’est aussi un “vrai roman” qui nous plonge là où seule la fiction peut nous conduire, sous le glaçage d’Instagram et l’artificialité des émissions de télé-réalité: dans l’intimité même des chefs.

La plume de Battistella, qui les a côtoyé depuis 15 ans pour le Michelin, sonde leur chair et nous donne à voir leurs sublimes contradictions : astres à l’éclat solaire traversés de parts d’ombre lunaires, parfois habités de tourments saturniens. Tels qu’en eux-mêmes, quotidiennement ballotés entre la poésie de l’assiette et la prose de l’intendance, princes sisyphéens qui remettent leur couronne en jeu à chaque service.

N e pas s’attendre pour autant à un livre nostalgique. S’il rend hommage aux racines, Chef regarde vers l’avenir : le restaurant de Paul Renoir ne s’appelle-t-il pas Les Promesses ? Sur la fin, le roman dans un habile tour de main narratif développe même une légère saveur utopiste. Et si les étoiles venaient à disparaître ?

Tant pis. Ou plutôt tant mieux. Peut-être cela permettra-il à l’avenir de la gastronomie de tenir précisément ses promesses. Et puis tant que ces étoiles continueront de briller dans le regard d’un enfant qui pousse pour la première fois les battants d’une cuisine…

Un livre qui se dévore autant qu’il se déguste, porté par la jubilation toujours renouvelée des mots et des mets.¶

Chef de Gautier Battistella, Grasset, 2022

Tribune parue dans le magazine Trends-Tendances du 10 mars 2022

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Paul Vacca
Paul Vacca

Written by Paul Vacca

Auteur. Chroniqueur pour Les Échos Week-end. Intervenant à l'Institut Français de la Mode (IFM Paris), à l’ISG Luxury Geneva (Suisse).

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