Covid-451

Toute ressemblance avec des géants d’Internet existants ou ayant existé (n’)est (pas) purement fortuite.

Paul Vacca
4 min readMar 31, 2020

Ils étaient déjà envahissants, les voilà devenus omniprésents et indispensables.

Un seul paramètre a changé et tout est déréglé. Et, soudain, notre quotidien est devenu fiction.

Au point qu’un écrivain paranoïaque, et un brin complotiste, pourrait sans trop de peine échafauder un récit dystopique : celui d’un coup d’État numérique fomenté par les géants du numérique.

Une histoire où les big tech, à la recherche d’une domination sans partage, auraient secrètement manigancé cette histoire de virus. Un postulat très tentant tant ce virus semble servir idéalement leurs intérêts.

U n monde où l’on ne peut plus sortir de chez soi, où l’on est contraints de travailler à distance, où les contacts humains sont réduits, voire inexistants, offre les conditions idéales vers une digitalisation intégrale pour tous et pour toutes. Le laboratoire rêvé pour passer au tout-numérique. L’utopie proposée depuis plusieurs années d’un monde où tout serait disponible depuis son canapé peut enfin devenir réalité.

Bien sûr, ce romancier prendrait ses précautions et se garderait bien de nommer les géants en question pour éviter procès ou représailles (il est paranoïaque comme nous l’avons précisé).

Pour autant, le lecteur saurait parfaitement lire entre les lignes lorsqu’il raconterait comment un géant de la vente à distance mettrait à profit l’arrêt du commerce physique s’attaquant d’abord au petit commerce puis absorbant le grand ; comment le leader des moteurs de recherche deviendrait plus que jamais la plaque tournante de tout l’écosystème d’information ; comment un groupe de réseaux sociaux avec ses multiples messageries se transformerait en plateforme incontournable entre les êtres pour le travail et pour les loisirs proposant des conf calls en lieu et place des réunions physiques chronophages et à plus vaste échelle des regroupements virtuels pour remplacer les concerts, les fêtes ou même les rencontres dans les bars ; comment un tycoon du streaming gagnerait définitivement la bataille de l’entertainement face aux industries grégaires que sont le cinéma ou la télévision ; comment un ancien opérateur de VTC pivoterait vers la livraison de repas à domicile créant tout une filière de restaurants virtuel…

Bref, il décrirait un monde où un virus serait devenu l’allié objectif du tout-numérique et ouvrirait la voie à des avancées spectaculaires. Celles qui étaient injustement freinées jusqu’à présent par une série de penchants humains trop humains comme l’immobilisme ou la frilosité.

Il ferait le récit d’un monde où le télétravail se serait imposé comme mode unique de relation salariale ; celui de la généralisation des robots – non sensibles au virus, évidemment – pour la fabrication des marchandises ; de la prolifération des drones pour leur livraison ; du lancement de la voiture autonome ne serait plus entravé dans des villes désormais vidées de leurs piétons et, enfin, de l’utilisation à grande échelle des données personnelles pour la sécurité de tous, la « sécurité de tous » passant avant la vie privée de chacun.

Une « nouvelle révolution numérique » qu’il décrirait contrairement à la première – celle jusqu’en 2020, donc – qui fut libérale et inclusive, comme dictatoriale et exclusive.

Son récit, on le voit, s’inspirerait pour son versant complotiste du Da Vinci Code de Dan Brown postulant l’existence d’un « Opus Numeri » – homologue digital de l’Opus Dei – société secrète servant les intérêts des big tech dans un bunker de la Silicon Valley. Et pour l’aspect dystopique, il lorgnerait du côté de Fahrenheit 451 de Ray Bradbury, publié en 1953 aux Etats-Unis qui raconte l’histoire d’un Etat qui détruit tous les livres – métaphore de l’analogique et du rapport charnel entre humains. Cela lui inspirerait d’ailleurs son titre : Covid-451.

Pour ne pas désespérer totalement son éventuel lectorat, le romancier proposerait une lueur d’espoir finale laissant ouverte la possibilité d’un sursaut humain. Une nouvelle résistance à l’overdose numérique qui pousserait même les plus acquis à la cause digitale à reconnaître le bien-fondé de certains modes de communication humains.

Une fois posé le point final, il enverrait son manuscrit par mail aux maisons d’éditions. Une minute et 34 secondes plus tard, la réponse tomberait :

« Cher Monsieur,

Malgré ses qualités littéraires indéniables, nous sommes au regret de vous dire que votre manuscrit ne pourra être publié par nos soins. Soumis à la lecture attentive et scrupuleuse de nos intelligences artificielles, expertes dans la reconnaissance de best-sellers par deep-learning, votre texte n’a pas obtenu un score suffisant.

Recevez, cher auteur, nos plus humaines considérations. » ¶

Tribune parue dans le magazine Trends-Tendances du 26 mars 2020

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Paul Vacca
Paul Vacca

Written by Paul Vacca

Auteur. Chroniqueur pour Les Échos Week-end. Intervenant à l'Institut Français de la Mode (IFM Paris), à l’ISG Luxury Geneva (Suisse).

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