Comment Sarah Cooper a réussi à le “disrupter”

Paul Vacca
4 min readJul 25, 2020

C’est un véritable casse-tête quotidien auquel sont confrontés les humoristes face à lui. Comment caricaturer quelqu’un qui se caricature déjà si bien lui-même ? Déroutants depuis toujours, les discours du locataire de la Maison Blanche ont atteint de nouveaux sommets dans l’absurde depuis le coronavirus.

Devenant toujours plus Covfefe, il se livre à une concurrence déloyale face aux humoristes dans les shows télévisés : il les force à tourner en surrégime.

Par crainte d’être dépassés par l’original — un simple tweet peut ruiner un sketch — les caricaturistes forcent le trait avec le risque permanent de sortir du contrat moral tacite qui les lie à leur public : un comique doit être mordant et drôle à la fois.

Or en en faisant trop, ils se révèlent mordants sans parvenir à être drôles ; et si, par malheur, ils n’en font pas assez, ils ne sont ni drôles ni mordants.

Un vrai casse-tête, donc.

Pourtant quelqu’un a réussi à résoudre cette équation a priori insoluble : Sarah Cooper, autrice et actrice. Un jour, pendant le confinement, elle l’entend étaler son savoir épidémiologique en préconisant devant un parterre de scientifiques des ultraviolets puissants ou du détergent.

Lui vient alors une idée.

Toute simple.

Elle réalise dans sa cuisine une vidéo qu’elle poste sur TikTok où elle reprend la bande-son du discours de son discours en le synchronisant avec ses lèvres. Elle utilise là une des techniques largement répandues sur TikTok : le lip sync — pour « lip synchronisation », la synchronisation labiale à savoir ce que l’on appelait le « play-back » au siècle dernier — utilisé pour doubler des morceaux de musique où chacun peut se mettre en scène.

Elle détourne un élément du répertoire créatif du réseau : au lieu de synchroniser des morceaux de R’n’b ou de rap, elle le fait avec des allocutions de l’ex-Twitter en chef sans en changer une seule virgule. La vidéo devient virale et obtient rapidement des centaines de millions de vues.

L’effet est sidérant. Outre la virtuosité avec laquelle elle synchronise ces discours qui constitue en soi un tour-de-force, Sarah Cooper touche quelque chose de magique avec cette idée. Comme le souligne l’auteure américaine ZZ Packer dans un article du New York Times, « Sarah Cooper ne l’imite pas, elle l’expose ». Là où les autres imitateurs ou comiques se livrent à une inflation gesticulatoire contreproductive, Sarah Cooper, par son dispositif minimaliste et « home made », se révèle cent fois plus efficace. Elle livre ses galimatias dans leur nudité en les débarrassant de toute leurs gesticulations.

LESS IS MORE!! Une belle leçon de minimalisme : où l’on voit que la caricature est plus affaire de justesse que d’inflation.

La force de Sarah Cooper, c’est qu’elle ne cherche jamais à être dans l’imitation. Elle fait le contraire : elle dépouille le discours du 45ème de tout son décorum présidentiel pour en révéler la nature intrinsèquement ubuesque. Le moindre de ses clignements de paupière, de ses gestes ou de ses sourires dispensés avec virtuosité est une bombe atomique comique.

« Sarah Cooper ne cherche pas à camper le personnage, précise ZZ Packer, elle en capte l’essence : son excès de confiance, son mépris aux creux des lèvres, ses hochements de tête de fausse compréhension… »

Sarah Cooper a saisi que face à lui, ce n’est surtout pas la surenchère qui paye. En utilisant ses propres mots dépouillés des fanfaronnades et de la mise en scène, elle les expose aux yeux de tous dans leur abyssale absurdité. Et les mimiques de Sarah Cooper en contrepoint valent tous les éditoriaux des experts politiques.

Elle réussit ce que tout caricaturiste rêve un jour d’atteindre : que la personne caricaturée finisse par apparaître comme une imitation de sa propre caricature. Comme par exemple lorsque le vrai Jacques Chirac nous apparaissait dans ses interviews comme une imitation de sa propre imitation par sa marionnette de Guignols de Canal+.

Une opération magique, troublante, tenant tout à la fois du mentalisme, du spiritisme, du ventriloquisme ou de la transsubstantiation.

Et ces jours derniers, par exemple, dans sa fameuse interview où il se vante d’avoir réussi un test « très difficile » en ânonnant « Person, Woman, Man, Camera, TV », ce n’est plus lui que l’on a vu mais la caricature de sa propre caricature : une marionnette manipulée par Sarah Cooper.

En fait, elle est parvenue à le « disrupter » — au sens premier du terme — en le faisant disjoncter devant nos yeux.

Elle a réussi — comme avec une prise de judo qui utilise la force de son adversaire à son profit — à retourner l’adversaire contre lui-même. Avec ses millions de vues et sa viralité phénoménale, elle s’attaque qui plus est à la seule valeur que lui-même reconnaisse : l’audience.

La stratégie imparable de Sarah Cooper devrait faire des émules au-delà du champ de la comédie. En tout cas, les spin doctors du camp démocrate seraient inspirés de l’imiter à leur tour.¶

NB : Comme vous l’aurez remarqué, nous l’espérons, cet article constitue ce que les Oulipiens appellent un lipogramme, avec une contrainte particulière : la personne imitée par Sarah Cooper n’y est jamais mentionnée nommément.

Tribune parue dans le magazine Trends-Tendances du 16 juillet 2020.

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Paul Vacca

Auteur. Chroniqueur pour Les Échos Week-end. Intervenant à l'Institut Français de la Mode (IFM Paris), à l’ISG Luxury Geneva (Suisse).