Comment Proust peut sauver votre vie numérique

Nous avons trouvé le coach idéal pour votre vie numérique : Marcel Proust.

Paul Vacca
5 min readMar 14, 2019

Que celui qui n’a jamais ressenti de malaise par rapport à sa vie numérique nous jette le premier smartphone. Nous sommes tous, à des degrés divers, tiraillés entre addiction à cliquer et fantasme de déconnexion. Pour ne rien arranger, nous sommes également écartelés entre les discours utopistes du “solutionnisme technologique” (pour reprendre le terme forgé par Evgeny Morozov) à savoir les discours tenus par ceux dont Internet est le business — et les imprécations apocalyptiques – portées par ceux qui font désormais de “l’anti-technologisme” un sacerdoce et la déconnexion une religion.

Comment trouver une harmonie entre le online et le offline ? Comment établir une balance entre le virtuel et la vraie vie? Il faudrait pour cela un coach. Neutre et impartial. En clair, ni un geek ni un Luddite.

Et ce coach idéal ce pourrait être Marcel Proust.

Que l’on ne s’imagine surtout pas que Proust nous dispenserait un éloge de la lenteur et de la déconnexion. Error 404. Ou bien qu’il serait effrayé par la vitesse et les innovations que produit notre époque.

Celle qu’il a vécue – entre la fin du 19ème siècle et le début du 20ème – a connu en réalité des changements bien plus disruptifs que la nôtre : l’irruption dans la vie quotidienne de la bicyclette, de l’électricité, du téléphone, du cinéma, de la radio, de l’avion, de l’automobile… Rien que ça.

Et Proust était loin d’être réfractaire aux innovations : il y a par exemple des passages exquis sur la virtualité troublante du téléphone… De plus, à la fin de sa vie, Proust a connu une sorte de «vie virtuelle», celle où il écrivait depuis son lit n’affrontant que rarement la «vie réelle» – nous mettons des guillemets à ces deux termes car ce distinguo pour Proust n’a aucun sens – pour vérifier des points précis de documentation comme un romancier d’aujourd’hui le fait avec Google : pour capter la qualité précise d’une lumière sur la façade d’un immeuble haussmannien, pour s’enquérir de la prononciation exacte d’une phrase en italien chez un ami qu’il sortait du lit à 4 heures du matin ou pour se replonger dans l’odeur d’un sous-bois au Bois de Boulogne…

D e même, Proust ne refuserait pas par principe d’être sur les réseaux sociaux. On pourrait dire qu’il en a connu toutes les subtilités par anticipation grâce à sa fréquentation assidue des salons mondains. Il nous conseillerait simplement de prendre Twitter, Instagram ou Facebook pour ce qu’ils sont, à savoir – comme les salons – des lieux de sociabilité artificielle où tout est mirage (un « ami » sur Facebook comme dans un salon n’y est pas nécessairement un ami), où tout est «signe» – même un simple like – qu’il faut être capable d’interpréter dans ses milles significations.

De même qu’il avait déjà pressenti l’action des « bulles de filtre » – identifiée au 21ème siècle par Eli Pariser – qui poussent inévitablement à l’esprit de clan sur les réseaux : comme celle qui sévissait dans le « petit noyau » amical de madame Verdurin se transformant au fil du roman en secte de l’entre-soi. Comme peuvent l’être parfois les réseaux sociaux.

Il nous dirait aussi que la mémoire – via des instants et autres «stories» – étalée sur Instagram ou Facebook n’est qu’une mémoire morte. Bien moins performante qu’une madeleine trempée dans du thé (ou les pavés inégaux d’une cour, ou une serviette de bain humide, ou un parfum, ou une mélodie…) pour faire rejaillir le souvenir d’un instant oublié. Le véritable souvenir est involontaire: il renaît lorsque l’oubli a fait son œuvre; pas par la permanence et le matraquage des photos et des vidéos sur les réseaux, qui restent à la surface des moments vécus, inaptes à capter la véritable essence d’un souvenir…

Proust ne serait pas du tout bluffé par la capacité du clic à nous livrer tout, tout de suite. Cette ubiquité dont certains s’extasient le laisserait froid. Pour lui, le clic serait un tue-désir : en voulant nous rapprocher sans cesse de l’objet de notre désir, le clic nous éloigne en réalité de notre désir pour l’objet.

Comme il nous conseillerait de refuser la tyrannie des algorithmes qui en dupliquant sans cesse notre désir dans une copie du même finit par l’étouffer; mais plutôt de faire comme Charles Swann dans le roman, d’aller à la découverte de «ce qui n’est pas notre genre ». Proust refuserait par exemple toute recommandation faite par Netflix, Amazon, de Meetic ou Grindr…

Quant aux fake news dont nous abreuve Internet, Proust n’en serait pas étonné. Il nous apprendrait même qu’elles n’ont rien de nouveau et sont même inévitables. Notre rapport à la vérité ayant toujours été complexe nous faisant adapter les faits en fonction de notre système de croyances – et pas l’inverse. Bref, nous allons vers les faits qui nous arrangent, qu’ils soient vrais ou pas. Il nous en administre une preuve sociologique éclatante à travers l’évolution des prises de position de ses personnages qui varient au fil des pages face aux remous et rebondissements provoqués par l’Affaire Dreyfus. C’est même un cas d’école qu’il faudrait enseigner aujourd’hui et qui nous éclairerait sur le fonctionnement des réseaux sociaux.

Mais, une chose est sûre, Proust ne se moquerait pas de nous par rapport au temps disproportionné que nous passons face à nos écrans ou nos smartphones. Car le «temps perdu» n’est pas chez lui uniquement celui qui est passé – c’est la lecture restrictive que l’on donne trop souvent au titre de son œuvre – , c’est aussi et surtout celui que l’on perd. La procrastination constitue l’essence narrative même d’A la recherche du temps perdu : c’est à elle que nous devons le privilège de pouvoir la lire finalement. Puisqu’elle raconte l’histoire d’une vocation littéraire qui met du temps – beaucoup trop selon certains – à se mettre en place. Avec, à l’issue d’un twist final, comment le temps perdu se transforme en temps retrouvé retrouvant ainsi tout son sens grâce à l’écriture.

Alors le seul conseil qu’il nous donnerait peut-être par rapport à notre vie numérique serait que, s’il est inévitable que le temps se perde – vivre c’est finalement perdre son temps avec ou sans écran –, à chacun en revanche de veiller à ce qu’il ne soit pas pour autant vide de sens.¶

Tribune parue à l’origine dans l’hebdomadaire Trends-Tendances daté du 14 mars 2019.

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Paul Vacca
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Written by Paul Vacca

Auteur. Chroniqueur pour Les Échos Week-end. Intervenant à l'Institut Français de la Mode (IFM Paris), à l’ISG Luxury Geneva (Suisse).

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