Comment l’IA n’a pas tué les échecs

Et si l’intelligence artificielle n’avait pas “tué le game” ? Et si en s’attaquant à la part mécanique de la discipline, elle avait restauré la vraie nature des échecs : celle de jeu ?

Paul Vacca
4 min readFeb 15, 2019

Dans notre précédent article nous avons évoqué via le dernier essai de Pierre Bayard l’existence de possibles “erreurs judiciaires” dans l’histoire littéraire. Cela nous fit alors penser que l’on pourrait procéder de la sorte avec le monde technologique. Qui sait si dans ce domaine aussi il n’y aurait pas des « erreurs judiciaires » à réparer ?

Facebook ne serait peut-être pas coupable de l’élection de Trump ; Amazon n’aurait peut-être pas assassiné les libraires ; Instagram ne ferait peut-être pas disparaître nos capacités contemplatives ; le smartphone ne kidnapperait peut-être pas notre concentration…

Difficile à défendre.

Et puis nous en avons trouvé une. Une erreur judiciaire que nous avions sous nos yeux : l’assassinat du jeu d’échecs.

Bref rappel du dossier : les jours des échecs auraient été mis en danger une première fois en 1997 par Deep Blue, le super-ordinateur développé par IBM, qui écrase le champion du monde en titre Garry Kasparov. Mais le meurtre définitif a lieu fin 2017, quand AlphaZero bat le meilleur ordinateur d’échecs en ayant simplement appris à jouer 4 heures auparavant. L’intelligence artificielle face aux échecs aurait définitivement « tué le game » : un jeu perdu pour les humains.

O r si le crime est clairement revendiqué, on cherche toujours le cadavre. Car, aux dernières nouvelles, les échecs se portent bien. Très bien, même. Partout des fédérations continuent de recruter de jeunes joueurs. Les deux superstars du moment au sommet de la discipline, le Norvégien, Magnus Carlsen — alias le « Mozart des échecs » — et Fabiano Caruana, un Italo-Américain ont respectivement 28 et 26 ans. Une pratique plus « jeune » que le tennis, donc.

Les deux wonderkids se sont d’ailleurs affrontés en novembre dernier au Championnat du Monde à Londres devant des centaines de fans qui avaient tous religieusement éteint leur smartphone scellé dans une pochette en plastique. Se rendant au bar à cocktails, ceux-ci ont pu s’offrir des tee-shirts et des goodies comme dans les allées du CES à Las Vegas.

Et en poussant la lourde porte de l’espace VIP, ils auraient pu croiser la fine fleur de la Silicon Valley : Jimmy Wales le fondateur de Wikipedia, Peter Thiel ou Demis Hassabis, amateur, excellent joueur d’échecs et… cofondateur de DeepMind, l’entreprise qui a conçu AlphaZero (Comme quoi l’assassin retourne toujours sur les lieux du crime).

E n fait, si l’IA a tué quelque chose, c’est la vieille image poussiéreuse attachée aux échecs : un côté indéniablement soviétique et nerd. L’IA a incontestablement aidé la discipline à se globaliser et à devenir cool. Car, ironie de la situation, c’est grâce à l’IA que de nouvelles générations et de nouveaux territoires s’ouvrent aux échecs. Notamment en Chine, en Inde ou en Asie où les jeunes peuvent aujourd’hui jouer en ligne avec le monde entier. Ils y sont même poussés par leurs parents qui voient dans les échecs une forme d’ascenseur social international, un éventuel passeport pour les meilleures universités étrangères.

De plus, si les ordinateurs anciennes générations contraignaient les humains à adopter un jeu défensif décourageant toute invention, les machines d’aujourd’hui boostées à l’IA, comme AlphaZero, avec des approches parfois baroques les inciteraient au contraire à renouer avec la brillance des grands maîtres du passé.

Cette mutation que subissent les échecs actuellement, c’est finalement Le Joueur d’échecs— l’ultime nouvelle écrite par Stefan Zweig en 1942 — qui nous la raconte le mieux. Elle met en scène l’affrontement de deux joueurs d’échecs le temps d’un trajet en paquebot reliant New York à Buenos Aires. A un moment, l’un d’eux, devenu joueur malgré lui, confie au narrateur comment en rejouant d’abord mécaniquement les parties des maîtres — dans une forme de deep learning avant l’heure — il a senti s’éveiller en lui une compréhension réjouissante de leur art ; comment il a appris à en saisir les finesses, à lire les ruses et le mordant dans l’attaque et la défense ; et plus tard encore à reconnaître la note personnelle de chaque maître.

Derrière la technique aux lignes raides, il a vu se dessiner peu à peu les volutes du génie humain.

Grâce à l’IA, on sait plus que jamais pourquoi les humains jouent encore aux échecs. En s’attaquant à la part mécanique de la discipline, l’IA en a restauré la vraie nature : celle de jeu. C’est-à dire, jusqu’à preuve du contraire, celle d’une activité purement humaine.¶

Chronique parue dans le magazine Trends-Tendances du 14 février 2019

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Paul Vacca
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Written by Paul Vacca

Auteur. Chroniqueur pour Les Échos Week-end. Intervenant à l'Institut Français de la Mode (IFM Paris), à l’ISG Luxury Geneva (Suisse).

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