Comment débattre de l’IA sans s’engueuler

Les sujets comme l’Intelligence Artificielle cristallisent les oppositions entre “croyants” et “sceptiques”. Mais est-il pour autant impossible de trouver un terrain d‘entente ? Essayons.

Paul Vacca
4 min readJun 10, 2020

Comment revenir à la conversation en « présentiel » comme l’on dit maintenant, nous qui nous sommes habitués à échanger depuis quelque temps presque exclusivement par écrans interposés ?

Maintenant que la vie sociale reprend ses droits avec plus ou moins de distanciation, il y aura nécessairement une phase d’acclimatation.

Comment retrouver notre art de la conversation pour que nos dîners — familiaux, amicaux ou professionnels — ne virent pas au désastre ? Peut-être faudrait-il déjà faire usage de quelques gestes barrière simple : éviter par principe de précaution certains sujets — encore tout chauds — qui sont de la pure nitroglycérine. Comme ceux concernant l’hydroxychloroquine ou le port du masque par exemple qui comme on a pu le constater sont des thématiques hautement inflammables.

Faut-il alors s’astreindre à n’aborder que des sujets consensuels ? Hélas ce n’est pas une solution. D’abord, on encourt le risque que la conversation soit plombée par un autre fléau peut-être pire que le mal : l’ennui. A quoi bon reprendre la vie sociale pour s’ennuyer ? Mais, surtout, parce qu’il est pratiquement impossible aujourd’hui de trouver un sujet qui soit véritablement consensuel. Même parler de la pluie et du beau temps est devenu clivant et périlleux. Ce qui constituait jusqu’à peu une activité parfaitement inoffensive peut aujourd’hui se révéler explosif : tôt ou tard, un des participants embraillera sur le dérèglement climatique et là, patatras !, la discussion s’engagera sur les courants houleux et imprévisibles de la polarisation ouvrant une boîte de Pandore sur tous les sujets qui fâchent.

De fait, on assiste peu à peu à l’extinction de ce que les anglo-saxons appellent « small talk », cette conversation plaisamment superficielle et sans enjeu — l’équivalent du easy listening en musique*.

Alors, puisqu’il est impossible d’atteindre au consensus, tâchons au moins de nous montrer constructifs. Trouver même sur des sujets clivants, sinon une voie de résolution collective — ne rêvons pas ! — mais un modus vivendi : un terrain neutre sur lequel nous puissions tomber d’accord que l’on soit pour ou contre.

Comment faire ?

Imaginons que lors d’un dîner la discussion tourne autour de l’Intelligence Artificielle. Mais cela pourrait marcher également avec des sujets comme les robots, la voiture autonome, des big data prédictifs… à savoir toutes les thématiques où il est question du rapport de l’être humain et de la technologie.

Il existe un point sur lequel tout le monde pourrait tomber d’accord au moment de l’apéritif, c’est que nous ne sommes pas encore parvenus au moment où l’IA est capable de remplacer entièrement les humains. A l’appui, il est assez simple — et distrayant — de faire une démonstration avec Alexa, Siri ou même le correcteur automatique de notre smartphone.

Pourtant, très vite, lorsque l’on évoquera l’avenir, la belle unanimité risque de s’effriter autour de deux grandes lignes. D’un côté, ceux — appelons les les sceptiques — qui rappelleront que déjà en 1965, l’un des fondateurs de l’Intelligence Artificielle, Herbert Simon avait déclaré « que les machines seront capables d’ici une vingtaine d’années de faire tout ce que l’homme peut faire ». Et que toujours rien ne s’est produit même plus de cinquante-cinq ans après sa prédiction.

Et de l’autre, ceux — appelons-les les croyants—qui rétorqueront que la même année, un philosophe du nom du nom de Hubert Dreyfus déclarait de façon tout aussi visionnaire qu’« aucun programme ne pourra jamais jouer aux échecs même comme un amateur ». Alors, qu’entre temps, nous avons non seulement eu Deep Blue — qui a battu le champion du monde Garry Kasparov en 1997 — mais qu’aujourd’hui n’importe quel logiciel de jeu d’échecs est en mesure de battre à plates coutures Deep Blue. Alors qui peut dire que cela n’arrivera jamais ?

Bref, il y apparaîtra alors une ligne de fracture entre les croyants pour qui l’arrivée de la véritable IA — celle qui pourra remplacer l’homme comme être pensant — n’est qu’une question de temps — quelques années ou quelques siècles. Et de l’autre côté, les sceptiques, pour qui c’est absolument impossible par principe et que des années, des siècles et même des millénaires de recherche n’y pourront rien.

Avec le risque que les arguments s’échauffent entre ceux qui défendront une différence radicale de nature entre l’homme et la machine, quand les autres plaident pour une simple question de degré.

Des points de vue irréconciliables ? A priori oui. Mais c’est là que pour ne pas laisser la situation se dégrader la puissance invitante pourrait sortir un joker. Et avant que les choses ne dégénèrent prononcer cette phrase en apportant le dessert : « Bref, l’IA est à l’horizon ».

A laquelle comme par enchantement tous, croyants comme sceptiques, souscriraient pleinement.

Car chacun repartirait du dîner avec sa propre idée de l’horizon. Les uns avec celle d’un point que l’on peut fixer dans le lointain — une crête de montagne, un bâtiment, une ville… —dont on se rapproche à mesure que l’on avance et que l’on atteindra forcément un jour. Les autres, comme une ligne mouvante, évanescente et qui s’éloigne toujours à mesure que nous progressons et donc par essence inatteignable. Alors, qui a dit qu’il était impossible de trouver des horizons communs ? ¶

Chronique parue dans le magazine Trends-Tendances du 3 juin 2020.

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Paul Vacca
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Written by Paul Vacca

Auteur. Chroniqueur pour Les Échos Week-end. Intervenant à l'Institut Français de la Mode (IFM Paris), à l’ISG Luxury Geneva (Suisse).

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