Éloge de l’ignorance (ou la précieuse légèreté de l’effet Dunning-Kruger)
Et si l’effet Dunning-Kruger — ou biais de sur-confiance — tant décrié était une chance finalement?

C’est lui qui nous donne des ailes et nous transforme instantanément en experts. C’est lui, encore, qui nous fait croire que nous pouvons être de meilleurs ministres, sélectionneurs de football ou même joueurs de tennis que ceux qui sont en place. C’est lui, enfin, qui nous fait croire qu’on a réussi un examen alors qu’on l’a raté ou alors qu’on l’a raté alors qu’on l’a réussi.
Lui, c’est l’effet Dunning-Kruger, appelé aussi « biais de sur-confiance » mettant en exergue le fait que l’ignorance produit souvent plus de sureté de soi que la connaissance.
Cette idée contre-intuitive a été confirmée par deux chercheurs en psychologie, David Dunning et David Kruger, qui en 1995 ont mené une étude auprès d’un panel d’étudiants de l’Université Cornell. Les personnes visiblement peu qualifiées sur un sujet avaient le sentiment d’être très compétentes alors qu’à l’inverse les plus expertes sur ledit sujet avaient tendance à douter de leurs propres connaissances.
Les deux chercheurs sont parvenus ainsi à modéliser le phénomène dans le temps par rapport à notre courbe d’apprentissage. Dès les premiers acquis sur un sujet notre confiance atteint des sommets ; c’est le premier stade dit de la « montagne de la stupidité ». Puis, à mesure que nous creusons le sujet, notre confiance s’effrite ; on traverse alors « la vallée de l’humilité ».
Ils ont réussi à mettre à nu le mécanisme de ce biais, moins paradoxal qu’il n’y paraît finalement : lorsque nous sommes ignorants sur une matière, nous ignorons précisément l’étendue de notre ignorance. Dès lors il est facile de se surestimer. Alors que celui qui est mieux renseigné a au contraire conscience de la vastitude du sujet et des limites subséquentes de sa propre connaissance.
C e biais constitue un outil idéal pour comprendre ce qui a motivé la génération spontanée « d’experts » à la faveur de la crise sanitaire sur les réseaux sociaux et dans nos bulles sociales respectives : la prolifération des fameux « je-ne-suis-pas-médecin-mais… ». Avec quelques petites notions en épidémiologie glanées ici ou là dans un océan d’ignorance, on pouvait sans peine passer — à nos propres yeux surtout — pour un expert.
Depuis, l’effet Dunning-Kruger s’est transformé pour certains en détecteur magique à faux experts. Mais, tout occupés à fustiger ce syndrome chez les autres, ceux-ci ne se rendent pas compte qu’ils en sont parfois les premières victimes. Assez ironiquement, dans leur utilisation de l’effet Dunning Kruger, ils font eux-mêmes preuve de sur-confiance et d’ignorance.
Surconfiance car l’effet identifié par nos deux scientifiques ne prétend nullement statuer sur ce que serait ou pas la compétence ou l’expertise ; il s’attache à décrire notre sentiment de confiance par rapport à celle-ci.
Ignorance, car ils ne perçoivent pas ce que cette « incompétence qui s’ignore » détectée par Dunning et Kruger peut également avoir de positif.
À quoi ressemblerait un monde où seuls les experts certifiés seraient habilités à s’exprimer ? Ce serait d’un ennui abyssal. Que deviendrait le goût du risque, le sens de l’innovation, la sérendipité sans l’excès de confiance que procure parfois l’ignorance ?
Alors bien sûr l’effet Dunning-Kruger, c’est le fameux « con qui ose tout » selon Michel Audiard. Mais c’est aussi l’énergie primesautière de l’inconscience qui est à la base de nombreuses success stories ou de simples accomplissements personnels qui ont mis en échec les pronostics des experts en expertise.
Car c’est souvent en ignorant que c’était impossible que nous y sommes parvenus.¶